Retour à l'Ouest
franchirent la Volga, envahirent la Russie qui restera pendant plus de
trois siècles soumise au joug mongol. Au XIV e siècle, Timour, conquérant
Turk, le Tamerlan de la légende européenne, s’avancera par l’Iran jusqu’au bassin
méditerranéen… La cruauté primitive des nomades infligea à l’humanité des souffrances
et des dévastations sans nombre. Des siècles durant, ils détruisirent systématiquement
une grande partie, parfois la plus grande, des populations vaincues, faisant
dresser dans les cités prises des tours en têtes coupées, tuant la terre, c’est-à-dire
détruisant les travaux d’irrigation pour rendre à la steppe sauvage les pays
cultivés. M. Grousset montre bien, incidemment, que ce n’était pas chez
eux cruauté particulière, mais calcul raisonnable, nécessité. Ils n’avaient pas
d’autre moyen de se faire craindre que la terreur, ils ne pouvaient se flatter
de gouverner que des pays appauvris de sang ; ils épargnaient d’ailleurs, pour
les transplanter chez eux, les artisans dont ils avaient besoin ; et les
steppes qu’ils aimaient, qu’ils comprenaient, leur paraissaient préférables aux
villes, bonnes pour le pillage, et aux cultures malaisées à administrer. L’historien
nous montre en Attila, en Gengis Khan, des chefs de peuples prudents et habiles,
soucieux du droit, tel qu’ils le conçoivent, donnant l’exemple de l’endurance
et du courage, grands politiques… s’ils ne pouvaient conquérir qu’en accumulant
les têtes coupées, c’est que l’art de la guerre de ces temps-là ne connaissait
pas d’autres méthodes… En tout ceci, on apprécie chez M. Grousset un
sentiment objectif de l’Histoire tout à fait proche du matérialisme historique.
Je ne sais pas si M. Grousset se considère comme
marxiste et j’en doute fort ; mais l’interprétation matérialiste de l’Histoire
mise en lumière par Karl Marx et Engels a tellement fait son chemin dans les
esprits, s’est si irrésistiblement imposée dans ses lignes essentielles que l’historien
d’aujourd’hui, même prévenu contre elle en théorie, y revient par ses propres
moyens. De trois milles ans d’histoire, allant de l’Empire cimmérien du nord de
la mer Noire et de la civilisation hélleno-scythe à la défaite des nomades d’Asie
au XVI e siècle, M. Grousset dégage une lumineuse vue d’ensemble
et qui confère à son œuvre une valeur d’explication vraisemblablement décisive.
Au cours des treize siècles qui s’ouvrent par les invasions hunniques, les
hordes de cavaliers de la steppe ont périodiquement fait l’histoire de l’Asie
et de l’Europe dans le sang foulé par les sabots de leurs chevaux. Pourquoi ?
M. Grousset explique le nomade par la steppe : « Les steppes ont
fabriqué ces corps rabougris et trapus, indomptables puisqu’ils ont survécu à
de telles conditions physiques. » La chasse dans la steppe a fait le
guerrier, infaillible archer monté, qui gagne des batailles conçues comme des
battues de grand gibier. Ainsi l’homme est fait par la nature qui lui impose
ses conditions d’existence et son mode primitif de production ; de là
dérivent sa technique, son armement, sa supériorité militaire, sa tactique, les
sécheresses et les famines chassent le nomade de la steppe et le jettent sur
les peuples sédentaires, plus civilisés, plus riches, plus heureux. « La
survivance de cette humanité restée au stade pastoral quand le reste de l’Asie
était depuis longtemps parvenu au stade agricole le plus avancé a causé pour
une bonne part le drame de l’Histoire. » « Au contraste économique le
plus frappant s’ajoutait le contraste social le plus cruel. Répétons-le, écrit M. Grousset,
cette question de géographie humaine est devenue une question sociale… Dans ces
conditions, la ruée périodique des nomades vers les terres cultivées est une
loi de la nature. » Les conquérants barbares sont de coutume assimilés par
les peuples plus civilisés qu’ils ont soumis ; mais alors « voici
surgir du fond de la steppe de nouvelles hordes, encore faméliques, celles-là, qui
recommencent la même aventure. »
Au XVI e siècle, la technique change de camp. La
civilisation industrielle à ses débuts invente l’artillerie ; le canon et
le mousquet des peuples sédentaires vont rendre impossibles désormais les
grandes invasions des nomades ; la poudre vainc la flèche et la conquête
ira en sens inverse, d’Europe
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