Retour à l'Ouest
peut faire
le tour sans sortir des cabines ultra-confortables et dont on peut ensuite
parler agréablement trois cents pages durant sans sortir de sa petite personne
bien nourrie de culture universitaire, et journalistique, et tout…
Pourquoi ces livres opposés se rapprochent-ils sous ma plume,
alors qu’il est entre eux des distances… sidérales ? Nous étions, quelques-uns,
partis en pleine nuit à travers une révolution boréale quand je reçus ensemble
le grand livre de Saint-Exupéry et l’autre :
Rien que la terre
… On prenait contact, dans le premier, avec
un homme très simple, très droit dans l’accomplissement des tâches consenties, héroïque
ainsi, mais trop simple pour n’être point choqué du mot : et il l’exprimait,
en la découvrant courageusement, la grandeur de vivre. Dans l’autre, on ne
trouvait, parcourant toute la terre, qu’un bourgeois d’Occident, moyennement
lettré, moyennement intelligent, moyennement spirituel, pour qui tout devenait
fade sauf une ombre d’angoisse pour son petit univers – car la fadeur était en
lui, à jamais.
Comme à jamais en Saint-Exupéry une certaine dignité, un
certain orgueil impersonnel. Je serais tenté de parler à son propos, sans me
soucier de ses partis pris politiques, de sensibilité et de conscience
révolutionnaires.
Je crois discerner dans
Terre
des hommes
une sorte d’hymne à la technique par laquelle l’homme
est magnifié au point de pouvoir faire cette nouvelle découverte de sa planète
et de lui-même : car il arrive à l’aviateur que la machine – qui asservit
l’ouvrier d’usine –, multipliant prodigieusement ses moyens, lui ouvre le ciel.
Saint-Exupéry a raison : l’avion transforme notre vision de l’univers. Et
Saint-Exupéry (comme il va sourire, amusé, si ça lui tombe sous les yeux !)
s’exprime en termes marxistes : « Ainsi les nécessités qu’impose un
métier transforment et enrichissent le monde. » Et transforment les hommes :
c’est toute la merveilleuse histoire que vous racontez, pilote et poète, la
vôtre, celle de Mermoz navigant à travers les trombes d’ouragans, celle de
Guillaumet, perdu dans les Andes [309] ,
s’empêchant de penser pour marcher encore : « Vidé peu à peu de ton
sang, de tes forces, de ta raison, tu avançais avec un entêtement de fourmi… Le
froid te pétrifiait de seconde en seconde, et pour avoir goûté, après la chute,
une minute de repos de trop, tu devais faire jouer, pour te relever, des
muscles morts. »
Rien n’est fortuit dans une œuvre ainsi mûrie. Cinquante
pages d’une vérité, d’une profondeur de nuit étoilée, sur une chute dans le
désert de Libye, et la soif et l’attente de la mort, et l’acharnement à vivre
(« Au centre du désert [310] »),
sont suivies du récit d’une nuit passée parmi ces défenseurs de Madrid que l’on
fusille aujourd’hui tandis que la vieille Europe hypocrite se détourne la face
et se bouche les oreilles… Les Mermoz, les Guillaumet, les Saint-Exupéry, parce
qu’ils sont à la pointe de la civilisation industrielle qui rénovera la terre
et l’homme (à moins de tuer l’homme, du fait d’une organisation sociale
insensée ; mais c’est là, pour moi, l’hypothèse improbable), ont aujourd’hui
une grandeur comparable à celle des navigateurs de la civilisation mercantile :
Colomb, Vespucci, Magellan… Et frères véritables, en un sens analogue, des
révolutionnaires. Quel parallèle serait à tracer entre un Guillaumet, perdu, cheminant
dans la neige des Andes, et tels camarades, dont je sais les noms, cheminant à
travers les besognes obscures, les batailles, les captivités, les exils, la
misère, « peu à peu vidés de leur sang, de leurs forces, de leur raison, mais
avançant avec un entêtement de fourmi »… Je pensais à eux, récemment, en
écrivant, et cette image de la fourmi s’offrit aussi à moi… Invincible
entêtement de la fourmi humaine, grâce à toi nous passerons !
Il y a bien à la fin du livre de Saint-Exupéry quelques
lignes dont je n’aime pas la résonance d’ailleurs contradictoire à la pensée
maîtresse. « Il ne faut pas opposer l’une à l’autre l’évidence de vos
vérités. Oui, vous avez raison. Vous avez tous raison. La logique démontre tout. »
Nullement. Aucune logique ne saurait découvrir chez un Saint-Exupéry une âme d’esclave.
Et c’est si vrai qu’après avoir effleuré on ne sait quelle incroyance
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