Retour à l'Ouest
générale,
quel scepticisme d’artiste exalté par toute action – comme si l’action qui
consiste à ravaler les hommes pouvait être exaltante ! –, le livre se
ferme sur la pensée de « Mozart assassiné, un peu, dans chacun de ces
hommes » par les machines à emboutir… Il n’est, au fond, d’action
exaltante que pour que cela change ; et dans cette action, vous êtes, Saint-Exupéry,
vous aussi, lancé en plein vol de nuit…
Le temps présent
3-4 juin 1939
I
… 18 000.
Chiffre effroyable. Vous comprendrez tout de suite. Vous
serez, en le lisant, humilié comme moi de ne point pouvoir crier, gueuler, intervenir
tout de suite. Et puis, pris d’une sorte de stupeur, vous vous demanderez
comment il est possible que pareille chose s’accomplisse au milieu d’un silence
total, avec tant de complicités entourées de tant d’indifférence qu’on ne le
sache même pas ? On cesse de comprendre. Comment a-t-on pu, l’autre
dimanche, à Paris, manifester selon la grande tradition ouvrière, sous le mur
des Fédérés fusillés en 1871, sans songer aux fédérés d’Espagne qui tombaient
ce même jour ? Se peut-il que la presse même ouvrière ne sache rien ?
Ne dise rien ? Serait-il devoir plus impérieux que de crier : Voici
ce que l’on fait, dans un pays voisin, au nom de l’« ordre » et pour « extirper
à jamais le marxisme ».
18 000 !
Ce chiffre atroce, je le trouve sous la plume de mon ami L. P.
Foucaud, dans
La Flèche
du 26
mai [311] .
« À Madrid, deux cents tribunaux militaires siègent en permanence. On
évalue à 18 000 le nombre des fusillés durant la période allant du 15 avril
au 15 mai [312] .
Le général Galliffet et M. Thiers apparaissent, quand on les compare au
général Franco et à M. Serrano Súñer , comme de
timides législateurs. » Des camarades me font tenir une lettre provenant d’une
petite ville catalane, Gérone, et datée du 23 avril. Jusqu’à ce jour, il y
avait eu là une trentaine d’exécutions officiellement reconnues. « Cependant,
nous écrit-on, les exécutions atteignent le chiffre de 200, sans compter les
prisonniers conduits à Barcelone et dont on ignore le sort. Il y a dans les
prisons 180 à 200 condamnés à mort. Chaque jour, quelques-uns sont fusillés, en
même temps que d’autres qui n’ont pas été jugés… » Ainsi sont morts le
vieil historien Carlos Rahola , le leader local de la
gauche catalane Armençal ; le militant de la CNT Angosto .
On donne les noms de personnes assassinées « en cours de transfèrement »
vers Barcelone, comme Carmen Pujol, militante du POUM, et Pedro Casagrau, du
même parti, qui, sous la République, avait passé dix-huit mois dans les prisons
staliniennes. « Le nombre des détenus s’élève à plus de 2 000 pour
une ville dont la population durant la guerre ne dépassait pas 23 000
habitants… »
De divers points de l’Espagne filtrent des renseignements
analogues, parfois officiels. Un télégramme d’Alicante, publié par
Le Temps
, annonçait pour le 17 mai dix
exécutions de « rouges marquants » ; parmi eux, le député
républicain Eliseo Gómez Fernández. Le lendemain, une dépêche signalait l’exécution,
à Madrid, de huit membres des Jeunesses socialistes. Le 22 mai, une dépêche de
Cordoue indiquait vingt condamnations à mort prononcées contre des « rouges ».
Un collaborateur de
La Flèche
écrit
encore : « Pas une famille catalane ou madrilène qui n’ait quelque membre
de fusillé. Les assassinats sans jugement se multiplient. Tout ce que l’Espagne
compte d’écrivains, d’intellectuels et de libéraux est en train de passer à la
fosse commune. Quant au peuple, mieux vaut n’en point parler… Par ailleurs, la
famine règne en maîtresse sur tout le territoire. »
II
Ernst Toller s’est tué dans une chambre d’hôtel de New York,
le 23 mai.
Nous discutions je ne sais quelles thèses sans âme sur la
littérature prolétarienne dans un club d’écrivains, à Moscou. Lounatcharski, ennuyé
de présider, m’envoyait, à l’autre bout de la table, des petits billets, écrits
avec le plus grand sérieux apparent, qui n’étaient qu’humour. Lélévitch, critique
impitoyable, poète, ancien combattant de guerre civile dans les pays de la
Volga et l’Ukraine, griffonnait sur son bloc-notes, toujours en travail. Le
secrétaire général de l’Association des écrivains prolétariens, Léopold
Averbach, jeune
Weitere Kostenlose Bücher