Retour à Soledad
vapeur, lui adressa un geste d'adieu, Ottilia ne se montra plus. Rentrant à Valmy, son chien sur les talons, Desteyrac eut le sentiment douloureux que venait de s'achever une période de sa vie.
Pendant le voyage à Cuba, le courrier s'était accumulé sur la table de Charles Desteyrac. Envoyés par sa mère, plusieurs numéros de L'Illustration , des mois de mars, avril et mai, relataient les sanglants événements parisiens ; l'entrée des Prussiens dans la capitale ; la création d'une Commune révolutionnaire s'arrogeant, sous drapeau rouge et calendrier de 1793, avec l'appui d'une partie de la garde nationale, les prérogatives d'un gouvernement ; le départ d'Adolphe Thiers, des ministres et des députés pour Versailles ; la guerre civile qui s'ensuivit entre fédérés – ainsi qu'on nommait les insurgés – et versaillais, la défaite des premiers par les troupes gouvernementales ; les exécutions sommaires érigées en actes de justice par les vainqueurs ; les fusillades d'otages civils et ecclésiastiques, comme les incendies allumés par les déçus de l'insurrection, occupaient des pages entières que Charles, atterré par le comportement de ses compatriotes, lut avec dégoût.
« Passion, esprit de parti, intolérance, division : telle a été l'histoire de notre passé, telle paraît devoir être malheureusement l'histoire de la nouvelle ère qui s'ouvre devant nous. [...] Tant d'aveuglement nous attriste profondément. Sommes-nous donc appelés à voir se perpétuer nos fautes et nos travers ? La France sera-t-elle perdue par les causes qui ont perdu la Gaule ? » écrivait un éditorialiste de L'Illustration , publication réputée impartiale par Mme de Saint-Forin.
Cette dernière, indéfectiblement attachée au second Empire, n'acceptait qu'à contre-cœur l'avènement d'une république dont elle attendait qu'elle rétablît l'ordre dans la rue et la rente à la Bourse. Elle se réjouissait, dans une lettre, d'avoir vu le demi-frère de Charles, le colonel Octave de Saint-Forin, enlever à la baïonnette, avec ses zouaves, un bastion d'insurgés « dont pas un n'avait réchappé ».
Plus qu'aux considérations de Mme de Saint-Forin, Charles ajoutait foi aux informations contenues dans une lettre d'Albert Fouquet.
« Tu n'imagines pas ce que furent les mois que nous venons de vivre, entre la défaite de Sedan et la fin de l'insurrection des communards. J'ai senti un vent de liberté salutaire se transformer soudain en tempête sanguinaire. Des braves gens qui, dans un premier temps, avaient opté pour la république que tous – comme mon père et le tien le firent autrefois – nous appelions de nos vœux, se sont soudain mués, entraînés par des meneurs vindicatifs et avides de pouvoir absolu, en meurtriers et en incendiaires. J'ai compris, en quelques semaines, qu'il n'y a pas pire dictature que celle du peuple. On a vu des gardes nationaux fusiller les généraux Clément Thomas et Claude Martin Lecomte, l'archevêque de Paris, le curé de la Madeleine, douze pères dominicains et tous ceux qui désapprouvaient ces violences.
» Le palais des Tuileries a été incendié avec du pétrole ; comme l'Hôtel de Ville, le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le palais de justice, les Gobelins, la gare de Lyon, des maisons, rue Boissy-d'Anglas et rue de Lille, ont brûlé sans motif. Des gens en ont profité pour régler des comptes privés. Un serrurier a mis le feu au logement d'une blanchisseuse qui refusait ses avances. Ailleurs, on pillait les caves des grands restaurants.
» Le 16 mai, des ouvriers dûment mandatés par la Commune, ont abattu, devant des Parisiens béats et réjouis, la colonne Vendôme. Une pétition, rédigée par le peintre Gustave Courbet, président de la commission artistique, qui sollicitait la destruction du monument, fut à l'origine de cette affaire. Courbet, que tous nous admirons, a en revanche pris grand soin d'œuvres d'art qu'il fit mettre à l'abri des vandales. Il a néanmoins été condamné à six mois de prison. Notre ami le peintre Diou, suivant l'exemple de son illustre confrère, a été de ceux qui manœuvrèrent le cabestan installé pour faire chuter le monument. Il a pu passer en Belgique avant d'être inquiété par la nouvelle police. À l'heure qu'il est, on chiffre à plusieurs milliers les insurgés qui ont été passés par les armes, et par dizaines de milliers ceux qui ont été
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