Rive-Reine
d’entre eux n’est jamais monté plus haut que le piano nobile ! Sauf, peut-être, pour rejoindre une chambrière au milieu de la nuit ! dit, soudain mélancolique, le vieil homme, en désignant d’un geste las les portraits.
Axel remarqua que le dernier des Malorsi semblait éviter les regards, tous vifs et noirs, des anciens occupants du palais : marchands vêtus de soie et d’ors, provéditeurs à robe pourpre, membres du Grand Conseil ou du Sénat, comme s’il craignait leur verdict ou, pire, leur commisération.
Ce jour-là se noua l’amitié entre le vieil homme et celui qu’il proclamait déjà son élève en art de vivre.
Souvent, Axel chevauchait sur l’île de Malamocco, où il galopait sur la lande, espérant y rencontrer lord Byron. L’île, où s’étaient autrefois affrontés Vénitiens et Génois, passait pour le site favori du poète. Parfois, au retour d’une promenade, Axel allait saluer sa logeuse, miss Emily. La vieille Anglaise offrait au jeune homme, dont elle appréciait la conduite discrète et le goût de l’ordre, du thé et des biscuits secs. Elle avait importé sur la lagune le rite britannique et chaque après-midi, vers quatre heures, espérait une compagnie pour papoter. Par cette femme, Axel apprit tout du comte Malorsi.
– C’est un homme qui sait les manières vénitiennes à la perfection, connaît toutes les familles patriciennes, comme les courtisanes, sait le passé des unes et les façons des autres. Il a partout ses entrées, car il jouit de l’estime de tous et les gens apprécient qu’il assume avec dignité sa misère. Savez-vous que je le loge à vie… C’est une charité, n’est-ce pas ?
– Qui vous honore, mademoiselle, dit Axel en s’inclinant.
– Ugo s’est ruiné au jeu et dans des spéculations hasardeuses. Maintenant, il monnaie ses relations et sert d’introducteur aux étrangers. Tout Venise le sait et le tolère car c’est un homme relativement honnête, même s’il vit aux crochets de ceux qu’il sert et aussi des commissions que lui versent les commerçants, les hôteliers et même, dit-on, les gondoliers auxquels il envoie des clients.
– Rien de bien répréhensible à cela, n’est-ce pas ?
– Non, bien sûr. C’est d’une pratique courante à Venise. Mais, reprit miss Grafton en baissant le ton, on craint aussi le comte Malorsi. Il connaît tant de choses qu’il pourrait répéter ou divulguer ! Mais lui-même sait que, s’il se montrait indiscret ou pratiquait le chantage, il perdrait tout crédit, se fermerait toutes les portes accueillantes, se ferait peut-être occire, car à Venise se trouve toujours un sicaire pour vous débarrasser d’un gêneur. Aussi bénéficie-t-il, à la fois, d’une serviabilité de bon ton et de la crainte qu’il inspire. Les gens le croient incapable de mauvais procédés, sans toutefois être certains qu’il n’en userait pas en cas de nécessité absolue. Sa mémoire est une sorte de capital dormant, dont tout Venise devine l’existence mais ignore au juste de quels secrets, mystères ou confessions il est constitué. Ce fonds, ce patrimoine, ce portefeuille dont personne ne possède l’inventaire, assure à Ugo une rente à l’abri des fluctuations de la monnaie ! Elle lui est versée par les uns et les autres, comme par vous en ce temps, en bonnes grâces, en dîners, en séjours à la campagne, en cadeaux ! On dit aussi qu’il espionne à l’occasion. Il l’a fait sous la domination française pour les Autrichiens et sous la domination autrichienne pour les Français. Il est en rapport avec certains révolutionnaires, comme les carbonari, autant par patriotisme que par intérêt. Il augmente à leur contact son capital d’informations et ne dédaigne pas de percevoir une bonne main quand il sert d’intermédiaire pour un achat d’armes !
– Cela peut être dangereux, observa Axel Métaz.
– De cela il n’a cure, car il ne manque pas de courage. Dans les affaires mondaines, quand il y a un problème de protocole à régler, c’est à lui qu’on fait appel. C’est à lui qu’un prêteur demande d’enquêter pour connaître la solvabilité de tel ou tel et les mères de famille le questionnent quand il s’agit de marier leur fille. Il est au fait de toutes les généalogies vénitiennes, de toutes les histoires de famille, il a identifié les coupables de meurtres impunis et tient une liste des
Weitere Kostenlose Bücher