Rive-Reine
prendre garde. Nos amoureuses en fureur n’hésitent pas à rendre la vie infernale à leur amant. Certaines, se sentant abandonnées sans espoir de retour, sont capables d’engager le spadassin qui, pour une poignée de ducats, poussera, par une nuit sans lune, l’infidèle dans un canal après l’avoir assommé. Le meurtre passe pour une noyade accidentelle après boire, peut-être pour un suicide, si l’on a de quoi inventer pour le malheureux des raisons de désespoir. Et tout le monde présente des condoléances hypocrites à celle qu’un mauvais sort a privée de son sirvente !
– Et comment fait-on, je vous prie, pour obtenir une position de sirvente ?
– Si vous me permettez de m’en occuper, je trouverai la personne qui fera votre éducation vénitienne. C’est un domaine qui ne souffre pas la médiocrité, dit le comte en fixant Axel de son regard de souris espiègle.
– J’aurais préféré… comment dire… une rencontre qui fût fruit du hasard, cher comte !
– Ah ! romance, romance, romance ! Le hasard, comme le poète, a besoin d’inspiration ! Nous l’aiderons !
1 Les personnages et événements du passé, ainsi que tous ceux, familiaux, politiques ou économiques, auxquels il sera fait référence ou allusion dans cet ouvrage, ont été évoqués dans Helvétie , roman du même auteur, publié par le même éditeur, et qui raconte la période 1800-1819. La définition des mots vaudois, ou ayant une acception ancienne, déjà utilisés dans le premier tome, se trouve en fin de volume, dans le glossaire page 707. Chaque tome de la série peut être lu séparément.
2 Traduction d’Amédée Pichot.
3 Maisons de jeu.
4 À Venise : ruelles.
5 Voilà !
6 Aujourd’hui disparu, le bâtiment ayant été affecté à une fonction administrative. L’actuel hôtel Europa, face à l’église de la Salute, porte son nom depuis la Seconde Guerre mondiale.
7 Ruisseau. À Venise : canal.
8 L’Anglais.
9 Vues panoramiques.
10 Étage noble.
2.
Aux premières brumes de l’automne, les Vénitiens, en villégiature depuis la Saint-Antoine dans leurs maisons de campagne de la Brenta, de la Mira, de Piazzola ou de Fusina, regagnèrent la cité. Les pestilences lagunaires de l’été dissipées, commençait, le dernier dimanche d’octobre, la saison de carnaval. Spectacles, bals, réceptions allaient se succéder jusqu’à Noël et, après une interruption, reprendraient au lendemain de l’Épiphanie pour s’achever la veille de Carême. Interdit par Bonaparte, le port du masque était maintenant autorisé par les Autrichiens. Le théâtre de la Fenice publiait son programme et, de palais à palais, on échangeait des invitations.
– C’est la saison des amusements qui commence, annonça un matin le comte Ugo Malorsi. Je vous emmène, demain, voir et entendre une comédie de Goldoni : les Femmes pointilleuses . C’est l’histoire d’une dame que son sigisbée néglige et qui s’en venge. Très bonne initiation pour vous, mon ami. Goldoni, parfait illustrateur des mœurs vénitiennes, montre fort bien que le sirvente , s’il peut éveiller l’amour chez sa dame, peut aussi être traité par elle comme un simple animal familier.
Le théâtre de la Fenice, en français phénix, devait son nom à l’incendie qui avait détruit, en 1790, le teatro San Fantiano. Tel l’oiseau fantastique renaissant de ses cendres, la salle avait été reconstruite, plus vaste et plus belle. Axel Métaz fut ébloui par l’opulence du style néo-gothique, les dorures, les velours cramoisis, les lustres, l’élégance des femmes et les manières des hommes. Il eut toutefois l’impression que les Vénitiennes venaient moins au théâtre pour voir le spectacle que pour se montrer dans leurs plus beaux atours, papoter et recevoir les hommages des galants.
Grâce aux conseils du comte, rémunéré en dîners, menus cadeaux et commissions de fournisseurs, Axel Métaz, le Vaudois, était devenu en peu de temps ce que Malorsi nommait un Vénitien d’adoption fort présentable. Le comte, trouvant la garde-robe, mi-rustique mi-anglaise, de son jeune ami inadaptée à la saison, l’avait conduit chez le meilleur tailleur de Venise, habilleur patenté des derniers nobles, des enrichis du négoce, des nouveaux fonctionnaires, collaborateurs avisés de l’occupant autrichien. Ayant appris, à ses dépens, les
Weitere Kostenlose Bücher