Rive-Reine
jeu, l’intrigue. Bref, les demoiselles de petite vertu ont le don de donner à leur commerce un ton romanesque, voire sentimental, et savent se conduire. Elles ont, pour la plupart, assez de manières pour accompagner un homme au théâtre ou au restaurant. Les plus huppées sont admises dans les maisons de jeu, même dans certains salons patriciens où l’on s’amuse.
– C’est donc une profession reconnue !
– Venise, c’est vrai, reste la patrie des courtisanes. Ici, elles n’ont jamais été méprisées. Elles furent souvent employées comme espionnes. Rarement par civisme, parfois par crainte, souvent par intérêt, elles recueillaient, sur l’oreiller, des confidences qui pouvaient toujours intéresser la sécurité de la Sérénissime, l’avenir de quelque ministre, les affaires d’un armateur, calmer ou attiser les craintes d’un usurier, tous gens capables d’honorer des services qui n’entrent pas, habituellement, dans les fonctions des hétaïres ! Quand les Autrichiens revinrent, en 1815, ils décidèrent d’expulser les courtisanes. Ils choisirent, avec un à-propos douteux, la date du 13 décembre, jour de la cérémonie organisée en présence de l’empereur François I er d’Autriche pour marquer la restitution officielle de nos chevaux de San Marco que Bonaparte nous avait volés en 1797 pour les poster aux Tuileries. Comme il avait enlevé le quadrige de la porte de Brandebourg à Berlin. Une vocation de voleur de chevaux ! Bref, au jour de la restitution des coursiers de San Marco, organisée par Canova, la foule rassemblée sur la piazzetta, derrière les troupes en armes qui rendaient les honneurs aux quatre chevaux dressés sur des planches à roulettes que tiraient des soldats, fit une ovation à nos canassons de bronze, soustraits à l’hippodrome de Constantinople par les croisés de 1204. Mais nous étions nombreux à penser à nos belles exilées ! Un gondolier de ma connaissance, entremetteur comme bon nombre de ses collègues, maugréa : « Puisqu’on ramène les chevaux, on aurait pu ne pas chasser les vaches ! »
– Venise serait-elle encore dépourvue de prostituées ?
– Ces demoiselles avaient officiellement quitté la ville avant l’arrivée de l’empereur d’Autriche, nouveau maître de nos destins, mais huit jours plus tard, ayant changé de nom, d’atours et de domicile et s’étant assuré de nouvelles protections, toutes étaient de retour ! Rassurez-vous, mon garçon, vous trouverez de quoi éteindre vos ardeurs ! Il y a quelques milliers d’aimables vendeuses d’amour à Venise !
– Vous me rassurez en effet ! Mais l’aventure amoureuse… gratuite, qui occupe un moment les sens et l’esprit, existe aussi, j’imagine, dit gaiement Axel.
Le comte crut nécessaire de mettre l’étranger en garde.
– À Venise, mon ami, on peut connaître tous les plaisirs, tous les bonheurs, les passions les plus frénétiques, mais attention ! Sur la lagune et dans ces palais qui recèlent tant de mystères, parfois sanglants, on risque aussi de subir la ruine du cœur ! Un homme jeune qui découvre l’amour peut s’y mutiler l’âme à jamais. Car, ici, la pire corruption se pare des charmes de l’innocence et l’innocence n’aspire qu’à la corruption ! Aussi, la position de cavaliere sirvente est la première que je conseillerais à un homme jeune et beau qui veut faire son chemin dans les alcôves de Venise. C’est la plus confortable situation et le meilleur poste de guet. D’une part le chevalier servant est à l’abri de la jalousie du mari, puisqu’il est une sorte d’amant autorisé, d’autre part, comme il accompagne partout celle qu’il sert, pour porter son éventail ou son châle, commander sa gondole et même, étant admis dans l’intimité de sa dame, lacer son corset, il a aussi accès aux salons, aux loges de théâtre, aux lieux de promenades des amies de sa dulcinée. Il peut, sur ces terrains de chasse, trouver gibier à son goût et choisir des maîtresses !
– C’est une belle institution, observa Axel.
– Qui comporte toutefois des risques. Si le chevalier servant ne suscite pas la jalousie du mari, on peut craindre en revanche que la dame qu’il sert, s’amourachant de son sirvente , tienne à s’en assurer l’exclusivité et ne devienne jalouse ! Et vous ne pouvez savoir ce dont est capable une Vénitienne jalouse ! Il faut, là aussi,
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