Rive-Reine
Formes pleines, petits seins durs, jambes nerveuses, peau soyeuse auraient pu appartenir à cent jeunes Vénitiennes. Entre deux étreintes il avait parcouru du bout des doigts le contour et les traits d’un visage que sa compagne n’avait consenti à démasquer que dans l’obscurité. Cette investigation avait amusé l’inconnue. Axel en retenait un signalement banal : oreille petite, front lisse, sourcils épais aux arcs réguliers, nez fin, bouche charnue et, il l’avait éprouvé, avide de baisers.
La voix rauque de cette maîtresse de hasard, la vitalité quasi animale, la fougue savante, l’allégresse mutine qu’elle avait mises dans les gestes de l’amour donnaient à Axel le désir de la voir au grand jour, d’en savoir plus sur sa condition. Il se plaisait à l’imaginer de mœurs libres, certes, mais droite, saine de cœur, dénuée de cette perversité canaille, si commune à Venise, qui conduisait certaines patriciennes aux pires égarements. L’inconnue ne lui avait-elle pas murmuré à l’oreille : « En amour, l’extrême succulence réside dans l’abandon à l’instinct, tempéré de délicatesse » ?
Comme il fallait évacuer cette couche étrangère et sortir de la situation où il s’était mis, Axel se leva et s’en fut tirer les rideaux. Une lumière aveuglante envahit la chambre. Celle-ci lui apparut vaste et nue. Le lit qu’il venait de quitter ne comportait ni baldaquin ni montants sculptés. Une commode, deux bergères, un guéridon et un sofa recouvert d’une indienne constituaient tout le mobilier. Au-dessus des boiseries de chêne sombre, sur les murs couleur safran, aucun tableau ne retenait le regard. Seul luxe : un épais tapis à motifs bizarres couvrait une grande partie du parquet.
« On croirait une chambre d’hôtel », se dit Métaz en ouvrant l’unique porte-fenêtre qui donnait sur un étroit balcon à balustres trilobés. Il fut très étonné de reconnaître, en se penchant, une calle conduisant à l’Erberia, le marché aux herbes, où Casanova allait, à l’aube, prendre l’air et manger des melons d’eau, après une nuit de débauche. La matinée s’annonçait fraîche et lumineuse, comme en dispense parfois la lagune, en mêlant l’éclat attardé de l’été aux premiers frimas. La ruelle répercutait la clameur mercantile que dominaient les appels des crieurs vantant aux ménagères matinales la fraîcheur des légumes ou des fruits et les apostrophes moqueuses des gondoliers, occupés à se frayer un chemin entre les grosses bragagne 1 des pêcheurs, les sandoli et les caorline 2 des maraîchers. Axel s’interrogeait encore quand la porte de la chambre s’ouvrit en grinçant. Il fit face à l’intruse, l’inconnue de la nuit. Surprise par la violente clarté du soleil, celle-ci mit la main devant les yeux et se réfugia aussitôt dans la partie ombreuse de la pièce. Dépourvu du moindre vêtement, Axel ne sut cacher sa confusion. La jeune femme, qui le détaillait sans gêne apparente, lui parut d’une beauté étrangère à Venise.
– Qu’il est robuste, mon esclave ! s’écria-t-elle gaiement.
Tandis que le Vaudois ramassait puis passait en hâte chemise et pantalon, elle ferma les rideaux et rendit la pièce à la pénombre. Axel avait eu le temps de voir la visiteuse en pleine lumière. La finesse de la taille, prise dans une robe de chambre vert Véronèse, la matité de la peau, une masse de cheveux d’un noir de jais relevés sur la tête en opulent cimier annonçaient une ascendance orientale, ce qui ne pouvait surprendre à Venise, cité de tous les métissages.
– Puis-je, à mon tour, poser des questions ? demanda-t-il, rompant le jeu nocturne qui n’était plus de mise.
Elle parut hésiter.
– Pas encore, le moment n’est pas venu, dit-elle.
Puis elle approcha et prit la main d’Axel dans les siennes.
– Une dernière fois, avant que la vie ne reprenne son cours banal, répondez-moi, comme cette nuit, par oui ou par non. Après, les choses iront d’elles-mêmes, ordonna-t-elle.
Axel consentit à ce dernier caprice.
– Avez-vous les deux yeux de la même couleur ? demanda-t-elle avec brusquerie.
– Non.
– L’un est bleu, l’autre noisette ?
– Oui.
– Croyez-vous être le seul à avoir ces yeux-là ?
– Non.
– Connaissez-vous une autre personne qui ait ces
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