Rive-Reine
devient polissonnerie de sybarite sous les plafonds d’un palais ! La princesse Tavelli, dont, entre nous, la perversité est sans limite, mêle à ses nobles invitées des caméristes et des filles de la campagne, qu’elle attife en dames, et même des courtisanes expérimentées, à qui elle est redevable de Dieu sait quels services ! On reconnaît ces dernières, cher Axel, à ce qu’elles sont moins audacieuses et font parfois plus de manières pour se laisser entraîner vers un lit – et le palais est plein de couches accueillantes – que les grandes dames, qui ont communié, le matin même, à San Moisè ! conclut le comte.
Ainsi prévenu, Axel Métaz accepta de participer à la fête, estimant que ce serait sans doute la dernière qu’il vivrait à Venise. D’ailleurs, la veille de la Redoute des amazones, il prépara ses bagages, fit retenir par Berto une place dans la diligence de Milan pour le surlendemain, régla son loyer et offrit à miss Emily une caisse du meilleur sherry qu’il put trouver en ville.
Axel fit copier par son tailleur le costume du chasseur à l’arc – habit rouge, pantalon noir, bottes courtes, chapeau à plume – repéré sur une petite toile anecdotique de Pietro Longhi. Il dut, naturellement, payer le déguisement du comte, qui se travestit en abbé de cour, avec rabat et perruque.
– Ayant eu deux cardinaux parmi mes ancêtres, je puis me faire abbé sans déroger ni offenser la mémoire de ces défunts prélats. Et j’espère avoir, ainsi, l’occasion d’entendre en confession, chez la Tavelli, des pénitentes prêtes à pécher avec leur confesseur !
Au moment de monter en gondole pour se rendre au palais Tavelli, le comte invita Axel à mettre le loup de velours noir, de rigueur pour les hommes.
– Quand je vous présenterai à la maîtresse des lieux, parlez anglais. Elle comprend cette langue. Dès ce moment, allez suivant votre instinct. Bien tourné comme vous êtes dans ce costume de chasse, vous serez assailli par les dames. Mais souvenez-vous d’accepter la première sans rechigner…
– Même si elle est bossue ? s’enquit Axel en riant.
– Sa bosse pourra être fausse… comme le reste, mon cher ! C’est le jeu ! Je fais des vœux pour que vous tombiez sur une ardente beauté. Mais cela relève de la loterie !
La princesse Marianna Tavelli, veuve délurée, était la seule à montrer son visage. Elle accueillit avec grâce l’ami dont le comte Malorsi lui glissa le nom à l’oreille. Jusqu’à l’ouverture du bal, les hommes, reçus dans un salon où avait été dressé un riche buffet, se trouvèrent séparés des femmes. Quand la princesse eut donné l’ordre aux domestiques de clore strictement les portes d’eau et de rue, de vérifier que les épais rideaux de velours obstruaient toutes les fenêtres du palais, elle disparut pour aller revêtir son déguisement.
– Mon cher Axel, la Tavelli vous a regardé d’une telle façon que je ne serais pas étonné qu’elle fonde sur vous dès l’ouverture du bal.
Axel fit la moue. La vieille princesse offrait un visage anguleux, un nez de rapace nocturne, un corps dépourvu des aimables rondeurs dont le Créateur a gratifié les femmes.
Bientôt, les portes de la salle de bal, immense mais chichement éclairée par des torchères, furent ouvertes et les messieurs invités à défiler devant les dames, assises sur des sofas ou des poufs répartis à travers la pièce.
– Ça me rappelle fâcheusement le marché aux bestiaux de Châtel-Saint-Denis, souffla le jeune homme au comte.
– J’ignore ce qu’est votre marché, Axel, mais ici ce sont les brebis qui choisissent les bergers !
Fort mal à l’aise, le Vaudois traversa la salle en diagonale, sans un regard pour les filles d’Ève. Quelques-unes portaient, sous le tricorne à galons d’or, le masque de laque blanche, accessoire traditionnel de carnaval, qui donne au regard une intensité circéenne, un éclat hypnotique. Prolongé par la bauta , voile de dentelle dissimulant la bouche et le cou, cet attribut offrait tous les attraits du mystère en garantissant l’anonymat. Certaines femmes, plus soucieuses encore de protéger leur incognito ou de cacher leurs charmes usés, avaient passé le zendaletto , sorte de grande housse de taffetas noir, qui les couvrait de la tête à la taille. Elles s’efforçaient le plus souvent au naturel, voire à
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