Sarah
ville.
Il a pris mes doigts dans les siens et nous
sommes restés un long moment comme cela. Deux vieux corps soudés par les mains
et les milliers de mots de tendresse qu’il n’est plus nécessaire de prononcer.
Enfin, j’ai dit ce que je voulais dire
depuis que mon rêve s’était effacé :
— Quand je cesserai de respirer je
veux que tu enterres mon corps dans la grotte de Makhpéla, sur la colline de
Qiryat-Arba. Le jardin qui l’entoure est le plus beau que j’ai vu depuis celui
du palais de mon père. Ils appartiennent à un Hittite du nom d’Ephrôn. Tu les
lui achèteras, je sais qu’il ne repoussera pas ton offre. Quand mon corps sera
enfoui sous la terre, tu feras venir des maçons de Salem ou de Beer-Sheva.
C’est encore mieux s’ils possèdent le savoir des maçons de Pharaon. Tu leur
demanderas de construire à l’entrée de la grotte les plus beaux murs, les plus
solides qu’ils savent bâtir afin d’élever le tombeau d’Abraham et de Sarah. Ce
sera la première maison de notre peuple. Il se réunira ici nombreux et
confiant. Isaac et Ismaël seront là aussi. Ensemble. N’est-ce pas à nous, avec
l’aide de Yhwh, d’assurer l’avenir ?
Abraham n’a pas eu besoin de me promettre
qu’il fera selon mon vœu. Je sais qu’il en sera ainsi, car il en a toujours été
ainsi.
Aujourd’hui, je peux attendre en paix de
perdre mon souffle. Attendre et me souvenir. Il n’y a pas de vent et pourtant
les feuilles du peuplier, au-dessus de moi, tremblent, emplissant l’air d’un
bruit de pluie. Sous les cèdres et les acacias, la lumière danse avec un
ruissellement de plaquettes d’or. Un parfum de lis et de menthe se pose sur mes
lèvres. Des hirondelles jouent et pépient au-dessus de la falaise. Cela était
en tout point identique ce jour-là. Ce jour où le sang a coulé pour la première
fois entre mes cuisses. Ce jour où a commencé la longue vie de Saraï, fille
d’Ichbi Sum-Usur, fille de Taram.
Première partie
Ur
Le sang des épouses
Les coudes en avant, Saraï repoussa la
tenture qui servait de porte. Emportée par son élan, elle avança jusqu’au
centre de la terrasse de brique qui dominait la cour des femmes. La première
lumière de l’aube était suffisante pour qu’elle vît le sang sur ses mains. Ses
paupières se fermèrent pour retenir des larmes naissantes.
Elle n’avait pas besoin de baisser les yeux
pour deviner les taches qui souillaient sa tunique. Il lui suffisait de sentir
leur moiteur plaquer le fin tissu de laine contre ses cuisses et ses genoux.
Et voilà que cela revenait ! Une
douleur aiguë. Une griffe de démon qui s’agitait entre ses hanches ! Elle
resta figée, les paupières mi-closes. La douleur s’estompa aussi soudainement
qu’elle était apparue.
Saraï tendit devant elle ses mains
souillées. Elle aurait dû implorer Inanna, la puissante Dame du Ciel. Pourtant,
aucun mot ne put passer ses lèvres. Elle était pétrifiée. La peur, le dégoût,
le refus s’entremêlaient dans son esprit.
Un instant plus tôt, se réveillant le
ventre cerclé de douleur, elle avait plongé les mains entre ses cuisses. Dans
ce sang qui s’écoulait d’elle pour la première fois. Le sang des épouses. Celui
qui engendre la vie.
Il n’était pas venu ainsi qu’on le lui
avait promis. Il n’était ni rosée ni miel. Mais coulant comme d’une blessure
invisible. En un moment de panique, elle s’était vue se vidant telle une brebis
sous la lame de bronze.
Ce n’était qu’une sottise enfantine dont la
honte à présent lui venait. Mais sa frayeur avait été assez grande pour qu’elle
se dresse en gémissant sur sa couche et se précipite dehors.
Maintenant, dans la lumière naissante du jour,
elle observait ses mains rougies comme si elles ne lui appartenaient pas. Une
étrange chose se passait dans son corps qui noyait d’un coup tous les bonheurs
de son enfance.
Demain, après-demain, tous les jours et les
années à venir seraient différents. Elle savait ce qui l’attendait. Ce qui
attendait chaque fille en qui coulait le sang des épouses.
Sililli, sa servante, et toutes les femmes
de la maison allaient rire, danser, chanter, remercier Nintu, la sage-femme du
Monde.
Pourtant Saraï n’éprouvait aucune joie.
Elle aurait voulu que son corps, en cet instant, ne fût pas son corps.
Elle respira fort. L’odeur des feux de nuit
qui flottait dans l’air frais du petit matin l’apaisa un peu. La fraîcheur
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