Sarah
des
briques sous ses pieds nus lui fit du bien. Il n’y avait aucun bruit dans la
maison ou les jardins. Pas même un vol d’oiseau. La ville entière semblait
retenir son souffle avant le jaillissement du soleil encore caché par le revers
du monde tandis que la lueur ocre qui le précédait se répandait comme une huile
sur l’horizon.
Avec brusquerie Saraï recula, franchit à
nouveau la tenture, replongea dans la pénombre de sa chambre.
On distinguait à peine le grand châlit où
dormaient Nisaba et Lillu. Sans bouger, Saraï écouta la respiration régulière
de ses sœurs. Au moins ne les avait-elle pas réveillées.
Elle avança avec prudence jusqu’à son
propre lit. Elle voulut s’y asseoir, hésita.
Elle pensa aux conseils que lui avait
donnés Sililli. Changer de tunique, enlever le drap, y rouler la paille
souillée, prendre près de la porte des boules de laine enduites d’huile douce,
s’en laver les cuisses et le sexe, en prendre d’autres, parfumées à l’essence
de térébinthe, pour absorber le sang. Il lui suffisait de faire quelques
gestes. Mais elle ne pouvait pas. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle ne
pouvait affronter même l’idée de se toucher.
La colère aussi prenait la place de la
crainte. Pourquoi accepter que Nisaba et Lillu la découvrent ainsi et poussent
des cris en ameutant toute la maison ? Hurlant au-dessus de la cour des
hommes : « Saraï saigne, Saraï a le sang des épouses ! »
Ce serait plus répugnant que tout.
Pourquoi le sang qui coulait entre ses
cuisses la rendait-il plus adulte ? Pourquoi en obtenant la liberté de
parler allait-elle perdre la liberté d’agir ? Car c’était cela qui allait
arriver. Désormais son père pourrait la donner en échange de quelques sicles
d’argent ou quelques mesures d’orge à un homme, un inconnu qu’il lui faudrait
peut-être haïr pour le restant de ses jours. Pourquoi les choses devaient-elles
se passer comme elles se passaient et pas autrement ?
Saraï fit un effort pour repousser le chaos
de pensées que la tristesse et la colère bousculaient dans sa tête. Elle aurait
dû trouver les mots des prières que Sililli lui avait enseignées. Mais elle ne
s’en souvenait plus. Comme par l’effet d’un démon, son cœur et son esprit n’en
possédaient aucun. Dame Lune allait être furieuse. Elle lancerait sur elle sa
malédiction.
La colère et le refus à nouveau
l’envahirent. Elle ne pouvait pas rester dans le noir. Mais elle ne voulait pas
réveiller Sililli. Dès qu’elle serait entre ses mains, tout commencerait.
Il lui fallait fuir. Fuir au-delà de
l’enceinte qui cernait la ville, peut-être jusqu’à la courbe de l’Euphrate où
s’étalaient, sur des dizaines d’ùs, l’enchevêtrement de la ville basse
et les lagunes des roseaux. Mais là s’étendait un autre monde. Un monde hostile
et fascinant. Saraï n’en eut pas le courage. Elle préféra se réfugier dans le
jardin, immense, planté de cent sortes d’arbres, de fleurs, de légumes, entouré
d’un mur par endroits plus haut que les plus hautes chambres. Elle se dissimula
dans un bosquet de tamaris agrippé à la partie la plus ancienne du mur. Le
soleil, le vent et les pluies avaient, ici et là, dissous le vertigineux empilage
de briques, le réduisant en une poussière dure et ocre. Lorsque les tamaris
étaient en fleur, immenses plumets roses, ils formaient une sorte de chevelure
végétale que l’on pouvait admirer depuis l’autre bout de la ville. Aussi,
faisaient-ils désormais la marque de la maison d’Ichbi Sum-Usur, fils de Ella
Dum-tu, puissant d’Ur, marchand et fonctionnaire de premier rang au service du
roi Amar-Sin, régnant sur l’empire d’Ur par la volonté d’Ea, le Grand Puissant.
*
* *
— Saraï ! Saraï ! !
Elle reconnut les voix. Celle perçante de
Lillu et celle, plus sourde et inquiète, de Sililli. Tout à l’heure déjà des
servantes avaient couru dans les allées du jardin. Puis s’en étaient reparties
bredouilles.
Le silence revint, avec seulement le
murmure de l’eau s’écoulant dans les canaux d’irrigation et les pépiements des
oiseaux.
De là où elle se trouvait, Saraï voyait
tout mais on ne pouvait pas la voir. La maison de son père était l’une des plus
belles de la ville royale. Elle avait la forme d’une main enserrant une immense
cour centrale, tout en longueur, sur laquelle donnait le porche de l’entrée.
Deux bâtiments aux murs de
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