Septentrion
droite. Par je ne sais quel processus de projection, je me sentais métamorphosé, n’ayant rien de commun avec toute cette misère, toute cette veulerie entretenue, morbide. Que j’y fusse provisoirement mêlé n’était plus alors selon moi qu’un accident fortuit. Je me coulais dans la peau de mon second personnage que je ne perdais jamais de vue : l’écrivain que j’aurais voulu être. (À noter que je ne me suis jamais autant pris pour un écrivain qu’à l’époque bienheureuse où je n’avais rien écrit.) Pas de la même trempe que ce tas de larbins foireux ! Telle était ma conclusion au sortir d’un accrochage sérieux avec l’un des chefs. Et surenchérissant dans mon langage, j’ajoutais mentalement : « Bande de sales pouilleux que vous êtes tous, vous ne vous doutez pas de quoi je suis capable. Attendez seulement que l’occasion me soit donnée de prouver ce que je vaux en réalité, et ce jour-là, chef ou pas, je vous ferai avaler mon foutre si ça me chante ! Il y a belle lurette que j’ai bifurqué sur la voie de garage presque sans m’en apercevoir moi-même. Mais je ne l’ai encore dit à personne. C’est pourquoi j’ai l’air de vous ressembler. Sur ce, bon voyage, et ne m’en veuillez pas de vous quitter si tôt, mais j’ai un rendez-vous de la plus haute importance à la septième borne astrale avec un nommé Schopenhauer le Misogyne, un nouveau pote à moi qui aurait tendance à se payer la gueule du monde avec ce grain d’humour impénétrable que j’apprécie tant. Bonsoir. »
Si je parle si longuement des livres, c’est qu’ils favorisèrent en moi une sorte de système d’autodéfense à l’égard de ma condition. Manœuvre d’usine, l’avenir ne me promettait rien qui vaille et j’avais peur. Une peur alarmante. Je pourrais d’un jour à l’autre me retrouver dans la même position, ou plus bas encore, sans subir à nouveau ce sentiment d’infériorité qui me hantait. La réalisation, la réussite, la fonction sociale et même l’argent n’ont plus de sens pour moi aujourd’hui – ou disons qu’ils en ont un tout différent. Je danse sur un autre pied.
La lecture contribuait à tempérer au fond de moi cette anxiété, dont j’ai longtemps souffert, de n’être qu’un raté. J’avais beau miser indéfiniment sur le lendemain ou l’année suivante, les jours se succédaient sans changement notable. Usine. Dégoût. Rancœur contre tout le monde et contre le monde. Manque d’argent. Envie de me payer moi aussi des costumes, des vacances, un appartement, une soirée au restaurant ou au théâtre. À plusieurs reprises dans ma vie, je me suis demandé si, oui ou non, j’allais finir dans la peau d’un mendigot ou d’un petit employé subalterne. Ce genre de confrontation avec soi-même est affreuse. C’est l’échéance. Lorsqu’on arrive ainsi au point mort de l’échec on est fatalement seul, et, qui plus est, sans argent. Je n’ai trouvé de soutien à ce moment-là que dans les livres de quelques rares auteurs qui avaient songé à ne pas broder sur le thème, à raconter simplement leurs propres déboires, leurs propres faillites, leurs expériences navrantes et solitaires à la portée de tout homme placé dans le même cas.
Les livres avaient sur moi un pouvoir hypnotique. Longtemps, mes rêves de la nuit ont été encombrés de librairies aux proportions fabuleuses où j’étais accueilli en ami bienvenu, où l’on mettait à ma disposition des bibliothèques cachées contenant des éditions introuvables.
Un rêve surtout m’a frappé parce qu’il concernait mon désir le plus ardent et qu’il s’est souvent représenté. Je suis brusquement dans l’arrière-boutique d’une de ces librairies où les livres font corps avec l’homme, vivent dans leur silence, se resserrent sur soi comme pour vous habiller, vous enlever au monde de la détresse. Chaque livre est le calice d’une cérémonie ancienne. Les reliures ont ici leur pleine signification : veiller à ce que le travail de l’esprit ne soit jamais contaminé. Le libraire est un vieil homme un peu voûté, moins grand que moi, les cheveux blancs, deux ou trois rides en biseau au milieu du visage. Nous nous voyons pour la première fois, mais il est bien évident que nous nous connaissons depuis nombre d’années. Il me sourit. Il sait pourquoi je viens. Nous n’échangeons pas une parole. La boutique repose dans le calme, dans une lumière de toile
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