Sépulcre
scène et firent dégager les chanteurs hors de la ligne de tir.
Avec une hâte maladroite, on tenta de baisser le rideau, mais les poids remontèrent trop vite et le lourd tissu accrocha dans sa chute un élément du décor, qui l’empêcha de recouvrir la scène.
Le chahut s’amplifiait. Les spectateurs des loges furent les premiers à partir. En une bourrasque bruissante de plumes, d’or et de soie, les bourgeois se précipitèrent vers la sortie. La même envie gagna alors les galeries supérieures où les nationalistes étaient regroupés, puis les rangs de l’orchestre derrière Léonie, qui déversèrent un par un leurs spectateurs dans les allées. De chaque partie de la Grande Salle, elle entendit des sièges se relever en claquant. Aux sorties, on tira brutalement les lourds rideaux en velours dont les anneaux tintèrent en raclant leurs tringles en cuivre.
Mais les manifestants n’avaient pas atteint leur but, arrêter pour de bon la représentation. D’autres projectiles furent lancés sur la scène. Bouteilles, pierres, briques, fruits pourris. Les musiciens évacuèrent la fosse en emportant à la hâte leurs précieux instruments, se frayant un passage à travers les fauteuils et les pupitres pour sortir sous la scène.
Enfin, le directeur du théâtre se glissa par l’ouverture du rideau et apparut tout transpirant pour appeler au calme.
— Mesdames, messieurs, s’il vous plaît. S’il vous plaît ! lança-t-il en s’épongeant le front avec un mouchoir.
Mais, malgré sa corpulence, ni sa voix ni son maintien n’en imposaient assez, et Léonie surprit de la panique dans ses yeux alors qu’il battait des bras pour tenter de ramener un peu d’ordre et endiguer le chaos montant.
C’était trop peu, trop tard.
Un nouveau projectile fut lancé, cette fois, un morceau de bois planté de clous, que le directeur reçut juste au-dessus de l’œil. Il vacilla en arrière en portant la main à son visage. Du sang se mit à couler entre ses doigts et il s’effondra sur la scène comme une poupée de chiffon.
À ce spectacle, Léonie sentit son courage l’abandonner.
Je dois sortir d’ici, songea-t-elle.
Elle jeta des regards désespérés autour d’elle, mais elle était piégée, cernée de tous côtés par la foule et la violence. Elle s’agrippa aux dos des fauteuils avec l’idée de s’échapper en les escaladant, mais quand elle voulut bouger, elle découvrit que le bord emperlé de sa robe s’était accroché aux boulons en métal situés sous son siège. Elle se pencha et s’efforça de tirer sur le tissu pour se libérer.
Un nouveau concert de protestations s’éleva des quatre coins de la salle.
« À bas ! À bas !… Et maintenant, à l’attaque ! »
Tels des croisés assiégeant un château, les manifestants se ruèrent en avant en agitant des gourdins, des cannes. Ici et là, on aperçut même l’éclat d’une arme blanche. En frissonnant de terreur, Léonie comprit qu’ils avaient l’intention de déferler sur la scène. Or elle était en plein sur leur chemin.
Ce qui restait du vernis de la bonne société parisienne se fissura, puis vola en éclats. L’hystérie s’empara de ceux qui se retrouvaient piégés et ce fut la débandade. Avocats, journalistes, peintres, intellectuels, banquiers, hauts fonctionnaires, épouses et courtisanes, tous et toutes se précipitèrent affolés vers les portes.
Sauve qui peut. Chacun pour soi.
Avec une précision militaire, les nationalistes avançaient de chaque partie de la salle en sautant par-dessus les fauteuils, les rampes, pour emplir la fosse d’orchestre et grimper sur le plateau. À force de tirer sur sa robe, Léonie réussit à se libérer en déchirant le tissu.
« À bas les Boches ! Alsace française ! Lorraine française ! »
Les manifestants arrachèrent la toile de fond et piétinèrent le décor peint. Les arbres, l’eau, les rochers et les soldats imaginaires du X e siècle furent détruits par une armée réelle du XIX e et la scène se retrouva jonchée des vestiges de la bataille, éclats de bois, toile déchirée, poussière, tandis que le monde de Lohengrin , dévasté, s’abîmait.
Enfin, il y eut un élan de résistance. Une cohorte de jeunes idéalistes et de vétérans sortis d’anciennes campagnes parvint à se regrouper dans l’orchestre et poursuivit les nationalistes sur la scène. La porte séparant la salle de spectacle de l’arrière de la maison fut
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