Sépulcre
patriotes. J’avoue avoir quelque sympathie pour leur cause, mais je suis contre ces méthodes.
Léonie la remercia d’un hochement de tête et se redressa sur son séant, rassurée par l’attitude posée de sa voisine, malgré le tapage qui allait en s’amplifiant.
À peine avait-on joué les dernières mesures de l’Ouverture que la contestation commença pour de bon du haut de la corbeille tandis que le rideau se levait sur le décor, un chœur de chevaliers teutoniques du X e siècle postés sur les rives d’une antique rivière près d’Anvers. Une bonne dizaine d’énergumènes se dressèrent d’un bond et se mirent à huer et à siffler tout en claquant des mains sur un rythme lent, fort dérangeant. Un murmure de désapprobation parcourut les rangs de l’orchestre et la galerie la plus haute, contré par d’autres éclats de protestation. Puis les manifestants se mirent à scander des mots que Léonie ne comprit pas tout de suite. Mais bientôt, le volume s’amplifia et on ne put s’y tromper.
« Boche ! Boche ! »
La clameur avait atteint les oreilles des chanteurs. Léonie vit des échanges de regards alarmés fuser entre le chœur et les chefs de pupitre.
« Boche ! Boche ! Boche ! »
Tout en redoutant que la représentation soit interrompue, Léonie ne pouvait s’empêcher de trouver l’atmosphère excitante. C’était le genre d’événement dont elle n’entendait parler d’ordinaire que dans les pages du Figaro que lisait Anatole, et voilà qu’elle en était le témoin.
À vrai dire, Léonie était lasse du train-train et des contraintes de sa petite vie. Il fallait accompagner maman l’après-midi dans ses visites chez d’anciens collègues et relations de son père, des gens ennuyeux, qui habitaient des demeures quelconques. Et puis faire la conversation à l’ami actuel de sa mère, un vieux militaire qui traitait Léonie comme si elle n’était encore qu’une écolière en jupe courte.
Quand je raconterai ça à Anatole…, songea-t-elle, ravie.
Mais la protestation changea de registre.
Livides sous leur épais maquillage de scène, les chanteurs continuèrent sans faiblir, jusqu’à ce qu’un premier projectile soit lancé sur la scène. Une bouteille, qui manqua de peu le basse jouant le rôle du roi Heinrich, et tournoya comme au ralenti dans la lumière crue des projecteurs en jetant des éclairs verts, heurta la toile du décor avec un bruit mat et roula dans la fosse.
Un instant, il s’abattit un tel silence sur la salle qu’il sembla que l’orchestre avait cessé de jouer. Puis la réalité revint à la charge avec son cortège de chahut et de désordre, sur la scène et en dehors. Un deuxième projectile survola les têtes d’un public stupéfié pour exploser sur le plateau. Une femme assise au premier rang hurla et se couvrit la bouche alors qu’une puanteur immonde se répandait dans les rangs, mélange de sang, de pourriture et d’égouts.
« Boche ! Boche ! Boche ! »
L’inquiétude effaça le sourire de Léonie, qui sentit son cœur se soulever. Cela n’avait plus rien d’une aventure excitante. C’était affreux, effrayant. Les quatre spectateurs assis sur sa droite se levèrent soudain comme un seul homme et se mirent à taper des mains en rythme, lentement au début, en brayant, bêlant, beuglant, couinant des cris d’animaux. Puis, d’un air mauvais et agressif, ils entonnèrent le leitmotiv anti-prussien, repris à présent aux quatre coins de la salle.
— Asseyez-vous, bon Dieu ! s’exclama un monsieur à lunettes et grosse barbe en tapant sur le dos d’un contestataire avec son programme. Ce n’est ni le temps ni le lieu. Assis !
L’homme qui était devant lui se retourna pour lui assener sur les mains un violent coup de canne qui le fit hurler et lâcher son programme, puis regarder avec stupeur le sang qui sourdait de sa blessure. Celui qui l’accompagnait se leva d’un bond et tenta de s’emparer de l’arme de l’assaillant, car c’était bien une arme que cette canne dont le pommeau se terminait par une pointe en métal. Mais des mains brutales le repoussèrent et il retomba en arrière.
Le chef d’orchestre s’évertuait à garder le tempo, mais les musiciens affolés jetaient des regards à la ronde et la musique finit par en pâtir. En coulisses, on avait pris une décision. Des machinistes en blouses noires, les manches relevées jusqu’aux coudes, sortirent de chaque côté de la
Weitere Kostenlose Bücher