Si c'est un homme
tous,
ici,
qu'une
petite
douleur
provoquée
volontairement réussit à stimuler nos dernières réserves d'énergie. Les Kapos aussi le savent : il y a ceux qui nous frappent par pure bestialité, mais il en est d'autres qui, lorsque nous sommes chargés, le font avec une nuance de sollicitude, accompagnant leurs coups d'exhortations et d'encouragements, comme font les charretiers avec leurs braves petits chevaux.
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Arrivés au cylindre, nous déchargeons la traverse, et je reste planté là, les yeux vides, bouche ouverte et bras ballants, plongé dans l'extase éphémère et négative de la cessation de la douleur. Dans un crépuscule d'épuisement, j'attends la bourrade qui m'obligera à reprendre le travail, et j'essaie de profiter de chaque seconde de cette attente pour récupérer quelque énergie.
Mais la bourrade ne vient pas; Resnyk me touche le coude ; le plus lentement possible, nous retournons aux traverses ; là, deux par deux, les autres vont et viennent en cherchant à retarder le plus possible le moment de repartir avec un nouveau chargement.
« Allons, petit, attrape. » Cette fois, la traverse est sèche et un peu plus légère, mais à la fin du second voyage, je vais trouver le Vorarbeiter et je lui demande la permission d'aller aux latrines.
Nous avons cette chance que nos latrines sont assez éloignées, ce qui nous permet, une fois par jour, de nous absenter un peu plus longtemps que prévu ; comme il est interdit d'y aller tout seuls, c'est Wachsmann, le plus faible et le plus maladroit du Kommando, qui a été investi
de
la
charge
de
Scheissbegleiter,
«
accompagnateur aux latrines » ; à ce titre, Wachsmann est responsable de toute tentative d'évasion (hypothèse risible !) et, de façon plus réaliste, de tout retard de notre part. La permission m'ayant été accordée, me voilà parti au milieu de la boue, de la neige grise et des morceaux de ferraille, escorté par le petit Wachsmann. Avec lui, je n'arrive pas à communiquer car nous n'avons aucune langue en commun ; mais ses camarades m'ont dit que c'était un rabbin, et même un Melamed, un connaisseur de la Thora, et que de plus, dans son village de Galicie, il passait pour être guérisseur et thaumaturge. Et pour ma
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part je ne suis pas loin de le croire, sinon comment aurait-il fait, fluet, fragile et paisible comme il est, pour réussir à travailler pendant deux ans sans tomber malade et sans mourir ? Et comment expliquer cette stupéfiante vitalité qui éclate dans son regard et dans sa voix, et qui lui permet de passer des soirées entières à discuter d'obscures questions talmudiques en yiddish et en hébreu avec Mendi, le rabbin moderniste ?
Les latrines sont un havre de paix. Ce sont des latrines provisoires, que les Allemands n'ont pas encore munies de ces bat-flanc de bois qui séparent d'ordinaire les différents compartiments : « Nur für Engländer 1 », «
Nur für Polen », « Nur für Ukrainische Frauen » et ainsi de suite, et, un peu à l'écart, « Nur für Häftlinge ». Trois Häftlinge faméliques sont assis à l'intérieur, épaule contre épaule ; un vieil ouvrier russe barbu portant au bras gauche le brassard bleu OST; un jeune Polonais avec un grand P blanc dans le dos et sur la poitrine ; un prisonnier de guerre anglais, le teint rosé et le visage soigneusement rasé, vêtu d'un uniforme kaki bien repassé, bien propre, impeccable en dépit de la grosse marque KG (Kriegsgefangener) qui s'étale dans son dos.
Un quatrième Haftling se tient sur le pas de la porte, et à chaque civil qui entre en dégrafant sa ceinture, il demande inlassablement, d'une voix monocorde :
— Êtes-vous français ?
En retournant au travail, on voit passer les camions de la cantine, ce qui veut dire qu'il est dix heures. C'est une heure honnête, la pause de midi se profile déjà dans la brume d'un lointain avenir, et nous pouvons commencer à puiser un peu d'énergie dans l'attente.
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Resnyk et moi faisons encore deux ou trois voyages, mettant tous nos soins à repérer des traverses légères, quitte à pousser jusqu'aux piles les plus éloignées ; mais à l'heure qu'il est toutes les meilleures ont déjà été emportées, et il ne reste plus que les autres, atroces, hérissées d'arêtes vives, alourdies par la boue, la glace, et les plaques métalliques clouées dessus pour le fixage des rails. Quand Franz vient appeler Wachsmann pour aller chercher la soupe,
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