Si c'est un homme
c'est qu'il est onze heures : la matinée est presque terminée, et nul ne se soucie de l'après-midi.
Ensuite, c'est le retour de la corvée, à onze heures et demie, avec l'interrogatoire d'usage : combien de soupe aujourd'hui ? Comment est-elle ? Du dessus ou du fond du baquet? Moi, je m'efforce de ne pas les poser, ces questions-là, mais je ne peux l'oreille aux réponses et le nez apporte des cuisines.
Enfin, tel un météore céleste, surhumain et impersonnel comme un avertissement divin, retentit la sirène de midi, qui vient mettre un terme à nos fatigues et à nos faims anonymes et uniformes. Et de nouveau, la routine : nous accourons tous à la baraque, et nous nous mettons en rang gamelle tendue, et nous mourons tous de l'envie animale de sentir le liquide chaud au plus profond de nos viscères, mais personne ne veut être le premier, parce que le premier a pour lot la ration la plus liquide. Comme d'habitude, le Kapo nous couvre de railleries et d'insultes pour notre voracité, et se garde bien de remuer le contenu de la marmite puisque le fond lui revient d'office. Puis vient la béatitude (positive, celle-là, et viscérale) de la détente et de la chaleur dans notre ventre et tout autour de nous, dans la cabane où le poêle ronfle. Les fumeurs, avec des gestes avares et pieux, roulent une maigre cigarette, et de tous nos
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habits, trempés de boue et de neige, s'élève à la chaleur du poêle une épaisse buée qui sent le chenil et le troupeau.
Un accord tacite veut que personne l'espace d'une minute, nous dormons tous coude, avec de brusques chutes en avant, en arrière, le dos raidi. Derrière closes, les rêves jaillissent avec encore, ce sont les rêves habituels. Nous sommes chez nous, en train de prendre un merveilleux bain chaud. Nous sommes chez nous, assis à table. Nous sommes chez nous en train de raconter notre travail sans espoir, notre faim perpétuelle, notre sommeil d'esclaves.
Et puis, au milieu des vapeurs lourdes de nos digestions, un noyau douloureux commence à se former, il nous oppresse, il grossit jusqu'à franchir le seuil de notre conscience, et nous dérobe la joie du sommeil.
« Es wird bald ein Uhr sein » : bientôt une heure.
Comme un cancer rapide et vorace, il fait mourir notre sommeil et nous étreint d'une angoisse anticipée : nous tendons l'oreille au vent qui siffle dehors et au léger frôlement de la neige contre la vitre, « es wird schnell ein Uhr sein ». Tandis que nous nous agrippons au sommeil pour qu'il ne nous abandonne pas, tous nos sens sont en alerte dans l'attente horrifiée du signal qui va venir, qui approche, qui...
Le voici. Un choc sourd contre la vitre, Meister Nogalla a lancé une boule de neige sur le carreau, et maintenant il nous attend dehors, raide, brandissant sa montre, le cadran tourné vers nous. Le Kapo se met debout, s'étire et dit sans hausser le ton, à la manière de ceux qui ne doutent pas d'être obéis : « Alles heraus. »
Tout le monde dehors.
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Oh, pouvoir pleurer ! Oh, pouvoir affronter le vent comme nous le faisions autrefois, d'égal à égal, et non pas comme ici, comme des vers sans âme !
Nous sommes dehors, et chacun reprend son levier; Resnyk rentre la tête dans les épaules, enfonce son calot sur ses oreilles et lève les yeux vers le ciel bas et gris qui souffle inexorablement ses tourbillons de neige : « Si favey une chien, je ne le chasse pas dehors. »
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UNE BONNE JOURNEE
La conviction que la vie a un but est profondément ancrée dans chaque fibre de l'homme, elle tient à la nature humaine. Les hommes libres donnent à ce but bien des noms différents, et s'interrogent inlassablement sur sa définition : mais pour nous la question est plus simple.
Ici et maintenant, notre but, c'est d'arriver au printemps. Pour le moment, nous n'avons pas d'autre souci. Au-delà de cet objectif, point d'autre objectif pour le moment. Lorsque, au petit matin, en rang sur la place de l'Appel, nous attendons interminablement l'heure de partir au travail, tandis que chaque souffle de vent pénètre sous nos vêtements et secoue de frissons violents nos corps sans défense, gris dans le gris qui nous entoure
; au petit matin, alors qu'il fait encore nuit, tous les visages scrutent le ciel à l'est, pour guetter les premiers indices de la saison douce, et chaque jour le lever du soleil alimente les commentaires : aujourd'hui un peu plus tôt qu'hier; aujourd'hui un peu plus
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