Si c'est un homme
de la Buna, sur laquelle les Allemands s'acharnèrent pendant quatre ans et dans laquelle une innombrable quantité d'entre nous souffrirent et moururent, il ne sortit jamais un seul kilo de caoutchouc synthétique.
Aujourd'hui pourtant, les flaques éternelles où tremble un reflet irisé de pétrole renvoient l'image d'un ciel serein. Les canalisations, les poutrelles, les chaudières, encore froides du gel nocturne, dégouttent de rosée. De la terre fraîche des déblais, des tas de charbon et des blocs de ciment, l'humidité de l'hiver s'exhale en un léger brouillard.
Aujourd'hui, c'est une bonne journée. Nous regardons autour de nous comme des aveugles qui recouvrent la vue, et nous nous entre-regardons. Nous ne nous étions jamais vus au soleil : quelqu'un sourit. Si seulement nous n'avions pas faim !
Car la nature humaine est ainsi faite, que les peines et les souffrances éprouvées simultanément ne s'additionnent pas totalement dans notre sensibilité, mais se dissimulent les unes derrière les autres par ordre de grandeur décroissante selon les lois bien connues de la perspective. Mécanisme providentiel qui rend possible notre vie au camp. Voilà pourquoi on entend dire si souvent dans la vie courante que l'homme est perpétuellement insatisfait : en réalité, bien plus que l'incapacité de l'homme à atteindre à la sérénité absolue, cette opinion révèle combien nous connaissons mal la nature complexe de l'état de malheur, et combien nous nous trompons en donnant à des causes multiples et
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hiérarchiquement subordonnées le nom unique de la cause principale ; jusqu'au moment où, celle-ci venant à disparaître, nous découvrons avec une douloureuse surprise que derrière elle il y en a une autre, et même toute une série d'autres.
Aussi le froid — le seul ennemi, pensions-nous cet hiver — n'a-t-il pas plus tôt cessé que nous découvrons la faim : et, retombant dans la même erreur, nous disons aujourd'hui : « Si seulement nous n'avions pas faim !... »
Mais comment pourrions-nous imaginer ne pas avoir faim ? Le Lager est la faim : nous-mêmes nous sommes la faim, la faim incarnée.
De l'autre côté de la route une drague est en train de manœuvrer. La benne, suspendue aux câbles, ouvre toutes grandes ses mâchoires dentées, se balance un instant, comme indécise, puis fond sur la terre argileuse et molle, et mord dedans avec voracité, tandis que la cabine de commandes éructe avec satisfaction une épaisse bouffée de fumée blanche. Puis la benne remonte, décrit un demi-cercle, recrache derrière elle son énorme bouchée et recommence.
Appuyés à nos pelles, nous regardons, fascinés. à chaque coup de dent de la benne, les bouches s'entrouvrent, les pommes d'Adam montent et descendent, pitoyablement visibles sous la peau distendue. Nous n'arrivons pas à nous arracher au spectacle du repas de la drague.
Sigi a dix-sept ans, et bien qu'il reçoive tous les soirs un peu de soupe d'un protecteur vraisemblablement non désintéressé, c'est le plus affamé de tous. Il avait commencé par parler de sa maison à Vienne et de sa mère, puis il a obliqué sur le chapitre de la cuisine, et le voilà maintenant fourvoyé dans le récit sans fin de je ne sais quel repas de noces au
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cours duquel — et il en parle avec un regret sincère — il n'avait pas fini sa troisième assiettée de soupe aux haricots. Tout le monde le fait taire, mais dix minutes plus tard, c'est Bêla qui nous décrit sa campagne hongroise, et les champs de maïs, et une recette pour préparer la polenta douce, avec du maïs grillé, et du lard, et des épices, et... et les insultes et les malédictions pleuvent, et un troisième commence à raconter...
Comme notre chair est faible ! Je me rends parfaitement compte combien sont vaines ces imaginations d'affamés, mais je n'en suis pas moins soumis à la loi commune, et voilà que danse devant mes yeux le plat de pâtes que nous venions de préparer, Vanda, Luciana, Franco et moi, au camp de transit, quand on est venu nous annoncer que nous devions partir le lendemain pour venir ici ; nous étions en train de les manger (et elles étaient si bonnes, bien jaunes, fermes) et nous ne les avons pas finies, imbéciles, fous que nous étions : si nous avions su... Et si ça devait nous arriver une autre fois... Mais c'est absurde ; si une chose est certaine en ce monde, c'est bien que ça ne nous arrivera jamais une autre
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