Si c'est un homme
fois.
Fischer, le dernier arrivé, tire de sa poche un paquet confectionné avec la minutie caractéristique des Hongrois et en sort une demi-ration de pain : la moitié du pain de ce matin. Il n'y a que les Gros Numéros, c'est bien connu, qui conservent leur pain en poche ; nous autres, les anciens, nous ne sommes pas même capables de le garder une heure. Différentes théories tentent de justifier cette incapacité : le pain qu'on mange petit à petit n'est pas complètement assimilé par l'organisme ; la tension nerveuse dépensée pour conserver son pain sans l'entamer tout en ayant faim est nocive et débilitante au plus haut point ; le pain rassis perd
– 91 –
rapidement de son pouvoir nutritif, si bien que plus vite il est ingéré, plus il est nourrissant ; pour Albert, la faim et le pain en poche sont des termes qui se neutralisent automatiquement l'un l'autre, et qui ne peuvent donc coexister chez un même individu ; la plupart, enfin, soutiennent à juste titre que l'estomac est le coffre-fort le plus sûr contre les vols et les extorsions. « Moi, on m'a jamais volé mon pain! » ricane David en tapant sur son estomac creux : mais il n'arrive pas à quitter des yeux Fischer, qui mâche, lentement, méthodiquement, l' «
heureux » Fischer qui possède encore une demi-ration à dix heures du matin : «... sacré veinard, va ! »
Mais ce n'est pas seulement à cause du soleil qu'aujourd'hui est un jour heureux : il y a une surprise pour nous à midi. En plus de l'ordinaire du matin, nous trouvons dans la baraque une merveilleuse marmite de cinquante litres, presque pleine, qui arrive tout droit des cuisines de l'usine. Templer nous lance un regard de triomphe : cette trouvaille est son œuvre.
Templer est l' « organisateur » officiel de notre Kommando : il a pour la soupe des civils cette sensibilité toute particulière qu'ont les abeilles pour les fleurs.
Notre Kapo, qui n'est pas un mauvais Kapo, lui laisse carte blanche, et il s'en trouve bien ; tel un limier, Templer suit au départ une piste imperceptible, et revient immanquablement avec quelque nouvelle précieuse : ce sont les ouvriers polonais du Méthanol, à deux kilomètres de là, qui ont laissé quarante litres de soupe parce qu'elle avait un goût de rance, ou bien c'est un wagon de navets qui est resté abandonné sans surveillance sur la voie de garage des cuisines de l'usine.
Aujourd'hui il y a cinquante litres à partager, et nous sommes quinze, Kapo et Vorarbeiter compris. Ça nous fait trois litres chacun : un litre à midi en plus de
– 92 –
l'ordinaire, et pour les deux autres on ira à la baraque à tour de rôle dans l'après-midi, et on bénéficiera exceptionnellement de cinq minutes de pause pour faire le plein.
Que désirer de plus ? Avec la perspective des deux litres épais et chauds qui nous attendent dans la baraque, même le travail nous paraît léger. à intervalles réguliers, le Kapo s'approche de nous et demande :
— Wer hat noch zu fressen ?
Et s'il emploie ce terme-là, ce n'est pas par dérision ou sarcasme, mais parce que notre façon de manger, debout, goulûment, en nous brûlant la bouche et la gorge, sans prendre le temps de respirer, c'est bien celle des animaux, qu'on désigne par « fressen », par opposition à « essen », qui s'applique aux hommes, au repas pris autour d'une table, religieusement. « Fressen
» est le mot propre, celui que nous employons couramment entre nous.
Meister Nogalla, qui assiste à la scène, ferme les yeux sur nos courtes absences. Meister Nogalla a l'air d'avoir faim lui aussi, et n'étaient les conventions sociales, peut-être ne refuserait-il pas un litre de notre soupe chaude.
Arrive le tour de Templer, à qui ont été décernés à l'unanimité cinq litres prélevés sur le fond de la marmite.
Car Templer n'est pas seulement un fameux débrouillard, c'est aussi un exceptionnel mangeur de soupe, capable — performance unique — de vider ses intestins sur commande en perspective d'un repas copieux, accroissant ainsi son étonnante capacité gastrique.
Ce don, connu de tous et même de Meister Nogalla, le remplit d'un juste orgueil. Accompagné de la gratitude générale, Templer, notre bienfaiteur à tous, se retire
– 93 –
quelques instants dans les latrines, en ressort frais et dispos, et s'en va sous les regards bienveillants jouir du fruit de son ouvrage :
— Nun, Templer, hast du Platz genug für die Suppe gemacht ?
Au coucher
Weitere Kostenlose Bücher