Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
Vom Netzwerk:
du soleil, la sirène du Feierabend retentit, annonçant la fin du travail ; et comme nous sommes tous rassasiés — pour quelques heures du moins
    —, personne ne se dispute, nous nous sentons tous dans d'excellentes dispositions, le Kapo lui-même hésite à nous frapper, et nous sommes alors capables de penser à nos mères et à nos femmes, ce qui d'ordinaire ne nous arrive jamais. Pendant quelques heures, nous pouvons être malheureux à la manière des hommes libres.

    – 94 –

    EN DEÇA DU BIEN ET DU MAL
    Nous avions une incorrigible propension à voir dans tout événement un symbole ou un signe. Il y avait maintenant soixante-dix jours que le Wäschetauschen, la cérémonie du changement de linge, se faisait attendre, et déjà le bruit courait avec insistance que si le linge de rechange tardait, c'était à cause du front dont la progression empêchait les transports allemands d'arriver jusqu'à Auschwitz ; et « donc » cela voulait dire que notre libération était proche, ou bien, selon une interprétation contraire, ce retard était le signe certain qu'on allait procéder sous peu à la liquidation générale du camp. Mais le changement de linge arriva et comme d'habitude la direction du Lager prit ses dispositions pour que l'opération eût lieu à l'improviste et dans toutes les baraques en même temps.
    Il faut savoir en effet qu'au Lager l'étoffe est rare et précieuse ; le seul moyen que nous ayons de nous procurer un bout de chiffon pour nous moucher ou pour nous faire des chaussettes russes est justement de couper un morceau de chemise lors du changement de linge. Si la chemise a des manches longues, on coupe les manches
    ; sinon on se contente d'un rectangle pris sur le bas ou bien on découd une des nombreuses pièces. En tout cas, il faut un certain temps pour se procurer une aiguille et du fil, et pour exécuter artistement le travail afin que le dommage ne soit pas trop apparent au moment du ramassage. Le linge sale et déchiré passe pêle-mêle au Service Couture du camp, où il est sommairement
    – 95 –

    rapiécé, et de là à la désinfection à la vapeur (pas au lavage !), pour être ensuite redistribué ; d'où la nécessité
    — pour préserver le linge de ces mutilations — de procéder au changement à l'improviste.
    Mais, comme toujours, il s'est trouvé des indiscrets pour glisser un coup d'œil sous la bâche du chariot qui sortait de la désinfection, si bien qu'en quelques minutes tout le camp était au courant qu'un Wäschetauschen se préparait et qu'en plus il s'agissait cette fois-ci de chemises neuves provenant d'un transport de Hongrois arrivé trois jours plus tôt.
    La nouvelle a eu un effet immédiat. Tous les détenteurs d'une deuxième chemise volée ou obtenue par combine, ou même honnêtement achetée avec du pain — pour se protéger du froid ou pour placer leur capital en un moment de prospérité —, tous ceux-là se sont précipités à la Bourse dans l'espoir d'arriver à temps pour échanger leur chemise de réserve contre des produits de consommation, avant que l'afflux des chemises neuves ou la certitude de leur arrivée ne dévalue irrémédiablement le prix de leur article.
    L'activité de la Bourse est sans relâche. Bien que tout échange et même toute forme de possession soient formellement interdits, et malgré les fréquentes rafles de Kapos ou de Blockalteste qui de temps à autre provoquent une débandade confuse de marchands, de clients et de curieux, envers et contre tout, dès que les équipes sont rentrées du travail, le coin nord-est du Lager — l'endroit, fait significatif, le plus éloigné des baraques des SS — est occupé en permanence par une tumultueuse assemblée qui siège en plein air l'été et dans des lavabos l'hiver.
    On y voit rôder par dizaines, les lèvres entrouvertes et les yeux brillants, les désespérés de la faim, poussés
    – 96 –

    par un instinct trompeur là où les marchandises offertes rendent plus creux l'estomac vide et plus abondante la salivation. Ils viennent là munis, dans le meilleur des cas, d'une misérable demi-ration de pain économisée depuis le matin au prix d'efforts douloureux, dans l'espoir insensé d'un troc avantageux avec quelque naïf, ignorant des cotations du jour. Certains d'entre eux, avec une patience farouche, parviennent à échanger leur demi-ration contre un litre de soupe. Puis, un peu à l'écart, ils procèdent à l'extraction méthodique des quelques

Weitere Kostenlose Bücher