Si c'est un homme
trois du Laboratoire, « die drei Leute vom Labor ». Au camp, matin et soir, rien ne me distingue du troupeau, mais dans la journée, au travail, je suis à l'abri et au chaud et personne ne me bat ; je vole et je vends, sans gros risques, du savon et de l'essence, et peut-être que j'aurai un bon pour des chaussures de cuir. Et puis, peut-on appeler ce que je fais un travail ? Travailler, c'est pousser des wagons, transporter des poutres, fendre des pierres, déblayer de la terre, empoigner à mains nues l'horreur du fer glacé. Tandis que moi je reste assis toute la journée, avec devant moi un cahier et un crayon, et même un livre qu'on m'a donné pour me rafraîchir la mémoire sur les méthodes d'analyse. J'ai un tiroir où je peux mettre mon calot et mes gants, et quand je veux sortir, il suffit que j'avertisse Herr Stawinoga, qui ne dit jamais rien et ne pose pas de questions si j'ai du retard ; il a l'air de souffrir dans sa chair du désastre qui l'entoure.
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Les camarades du Kommando m'envient, et ils ont raison ; ne devrais-je pas m'estimer heureux ? Pourtant, tous les matins, je n'ai pas plus tôt laissé derrière moi le vent qui fait rage et franchi le seuil du laboratoire que surgit à mes côtés la compagne de tous les moments de trêve, du K.B. et des dimanches de repos : la douleur de se souvenir, la souffrance déchirante de se sentir homme, qui me mord comme un chien à l'instant où ma conscience émerge de l'obscurité. Alors je prends mon crayon et mon cahier, et j'écris ce que je ne pourrais dire à personne.
Et puis il y a les femmes. Depuis combien de temps n'en ai-je pas vu ? A la Buna, on rencontrait assez souvent les ouvrières ukrainiennes et polonaises, en pantalon et veste de cuir, lourdes et brutales comme leurs hommes. Echevelées et suantes l'été, fagotées dans d'épais vêtements l'hiver, maniant la pelle et la pioche : nous n'avions pas l'impression d'avoir affaire à des femmes.
Ici, c'est différent. Devant les filles du laboratoire, nous nous sentons tous trois mourir de honte et de gêne.
Nous savons à quoi nous ressemblons : nous nous voyons l'un l'autre, et il nous arrive parfois de nous servir d'une vitre comme miroir. Nous sommes ridicules et répugnants. Notre crâne est complètement chauve le lundi, et couvert d'une courte mousse brunâtre le samedi. Nous avons le visage jaune et bouffi, tailladé en permanence par la main hâtive du barbier et souvent marqué de bleus et de vilaines plaies. Nous avons un cou long et noueux comme des poulets déplumés. Nos habits sont incroyablement crasseux, couverts de taches de boue, de sang et de gras; le pantalon de Kandel lui arrive à mi-mollets, découvrant des chevilles anguleuses et poilues ; ma veste me pend des épaules comme d'un
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portemanteau. Nous sommes pleins de puces et souvent nous nous grattons sans retenue ; nous sommes obligés de demander à aller aux latrines avec une fréquence humiliante. Nos sabots de bois, où s'accumulent en couches alternées la boue séchée et la graisse réglementaire, font un bruit épouvantable.
Quant à notre odeur, nous y sommes désormais habitués, mais les filles non, et elles ne perdent pas une occasion de nous le faire comprendre. Ce n'est pas une odeur quelconque de malpropreté, c'est l'odeur de Haftlung, fade et douceâtre, celle qui nous a accueillis à notre arrivée au camp et qui s'exhale, tenace, des dortoirs, des cuisines, des lavabos et des W.-C. du Lager. On l'attrape tout de suite et on ne s'en défait plus : « Si jeune et il pue déjà ! », c'est la formule d'accueil réservée aux nouveaux venus.
Ces filles nous font l'effet de créatures venues d'une autre planète. Ce sont trois jeunes Allemandes, plus une Polonaise, Fraulein Liczba, qui est magasinière, et la secrétaire, Frau Mayer. Elles ont une peau lisse et rosée ; elles portent de jolis vêtements colorés, propres et chauds ; elles ont des cheveux blonds, longs et bien coiffés ; elles parlent avec grâce et bonne éducation et, au lieu de ranger et de nettoyer le laboratoire comme elles devraient le faire, elles fument des cigarettes dans les coins, mangent publiquement des tartines de confiture, se liment les ongles, cassent beaucoup d'objets en verre, et cherchent à en faire retomber la faute sur nous. Quand elles balaient, elles balaient nos pieds. Elles ne nous adressent pas la parole et font la moue quand elles nous voient nous traîner à travers le
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