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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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ou, et par lesquels il entend visiblement nous rendre honneur.
    Quant à l'aspect moral de ce nouvel état de choses, nous avons dû convenir, Alberto et moi, qu'il n'y avait pas de quoi être très fiers, mais il est si facile de se trouver des justifications. Et d'ailleurs le seul fait d'avoir de nouveaux sujets de conversation est déjà un gros avantage.
    Nous parlons de notre projet d'acheter une deuxième menaschka pour établir un roulement avec la première, de façon à n'avoir plus à faire qu'une seule expédition par jour dans le coin perdu du chantier où Lorenzo travaille actuellement. Nous parlons de Lorenzo et de la manière dont nous pourrions le dédommager, après, si nous en revenons, oui, c'est sûr, nous ferons tout ce que nous pourrons pour lui, mais à quoi bon parler de l'après ? Aussi bien lui que nous, nous savons que nous avons peu de chance d'en réchapper. Non, il faudrait faire quelque chose tout de suite, nous poumons essayer de lui faire réparer ses chaussures au service de cordonnerie du Lager où les réparations sont gratuites (cela peut sembler paradoxal, mais officiellement, dans les camps d'extermination, tout est gratuit). C'est Alberto qui s'en chargera : le chef cordonnier est une de ses connaissances, peut-être que quelques litres de soupe suffiront.
    Nous parlons de nos trois dernières prouesses, et nous nous accordons à déplorer que, pour d'évidentes
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    raisons de secret professionnel, il soit fortement déconseillé d'aller nous en vanter : dommage, notre prestige personnel y gagnerait.
    La première est une initiative de mon cru. J'ai appris que le Blockaltester du 40 était à court de balais, et j'en ai volé un au chantier jusque-là, rien d'extraordinaire.
    Mais la difficulté était de « passer » clandestinement le balai au Lager pendant la marche de retour, et c'est là que j'ai trouve une solution inédite, à ce que je crois, en démembrant le corps du délit en deux parties, brosse et manche, en sciant en deux ce dernier, en portant au camp les différents éléments séparément (les deux tronçons de manche attachés aux cuisses sous le pantalon), et en reconstituant le tout au Lager, après m'être dûment procuré un morceau de tôle, un marteau et des clous pour assembler les morceaux. Le tout en quatre jours seulement
    Contrairement à ce que je craignais, mon client, loin de dénigrer mon balai, l'a montré comme une curiosité à plusieurs de ses amis, qui m'ont passé régulièrement commande pour deux autres balais « du même modèle
    ». Mais Alberto a bien d'autres exploits à son actif.
    Tout d'abord, il a mis au point l'« opération lime », et l'a déjà expérimentée deux fois avec succès Alberto se présente au magasin de l'outillage, demande une lime et en choisit une plutôt grosse. Le magasinier inscrit « une lime » en face de son numéro matricule, et Alberto s'en va. De là, il se rend tout droit auprès d'un civil de confiance (un Tnestin, filou de haute volée, qui a plus d'un tour dans son sac et prête son concours à Alberto plus par amour de l'art que par intérêt ou philanthropie) qui se fait fort de changer la grosse lime sur le marche
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    libre contre deux petites de valeur égale ou inférieure Alberto rend « une lime » au magasin et vend l'autre.
    Et enfin il vient de mettre la dernière main à un véritable chef-d'œuvre, une combinaison audacieuse, sans précédent, et d'une rare élégance. Il faut savoir que depuis quelques semaines, Alberto s'est vu confier une tâche un peu particulière : le matin, au chantier, on lui remet un seau avec des pinces, des tournevis et plusieurs centaines de plaquettes en celluloïd de différentes couleurs qu'il doit monter sur des petits supports spéciaux, pour différencier entre elles les nombreuses et interminables conduites d'eau chaude et froide, de vapeur, d'air comprimé, de gaz, de mazout, de vide, etc qui parcourent en tous sens la Section de Polymérisation. Il faut savoir aussi (et cela peut sembler sans rapport, mais l'ingéniosité ne consiste-t-elle pas justement à trouver ou à créer des relations entre ordres d'idées apparemment différents ? ) que pour tous les Häftlinge la douche est un moment extrêmement désagréable pour de nombreuses raisons : il ne coule qu'un filet d'eau, l'eau est froide ou bouillante, il n'y a pas de vestiaire, nous n'avons pas de serviettes, nous n'avons pas de savon et, pendant notre absence forcée,

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