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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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laboratoire, misérables, crasseux, gauches et trébuchant sur nos sabots. Une fois, j'ai demandé un renseignement à Fraulein Liczba ; elle ne m'a pas répondu mais s'est
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    tournée vers Stawinoga d'un air indisposé et lui a parlé d'un ton bref. Je n'ai pas compris la phrase, mais «
    Stinkjude », je l'ai entendu clairement, et mon sang n'a fait qu'un tour. Stawinoga m'a dit que pour toutes les questions de travail, il fallait s'adresser directement à lui.
    Ces jeunes filles chantent, comme chantent toutes les jeunes filles de tous les laboratoires du monde, et cela nous rend profondément malheureux. Elles bavardent entre elles : elles parlent du rationnement, de leurs fiancés, de leurs foyers, des fêtes qui approchent...
    Tu vas chez toi, dimanche? Moi non, c'est tellement embêtant de voyager !
    Moi j'irai à Noël. Plus que deux semaines, et ce sera de nouveau Noël : c'est incroyable ce que cette année est vite passée !
    Cette année est vite passée. L'année dernière, à la même heure, j'étais un homme libre : hors-la-loi, mais libre ; j'avais un nom et une famille, un esprit curieux et inquiet, un corps agile et sain. Je pensais à toutes sortes de choses très lointaines : à mon travail, à la fin de la guerre, au bien et au mal, à la nature des choses et aux lois qui gouvernent les actions des hommes ; et aussi aux montagnes, aux chansons, à l'amour, à la musique, à la poésie. J'avais une confiance énorme, inébranlable et stupide dans la bienveillance du destin, et les mots « tuer
    » et « mourir » avaient pour moi un sens tout extérieur et littéraire. Mes journées étaient tristes et gaies, mais je les regrettais toutes, toutes étaient pleines et positives ; l'avenir s'ouvrait devant moi comme une grande richesse. De ma vie d'alors il ne me reste plus aujourd'hui que la force d'endurer la faim et le froid ; je ne suis plus assez vivant pour être capable de me supprimer.
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    Si je parlais mieux l'allemand, je pourrais essayer d'expliquer tout cela à Frau Mayer ; mais elle ne comprendrait certainement pas, et quand bien même elle serait assez intelligente et assez bonne pour comprendre, elle ne pourrait pas supporter ma vue, elle me fuirait, comme on fuit le contact d'un malade incurable ou d'un condamné à mort. Ou peut-être me donnerait-elle un bon pour un demi-litre de soupe civile.
    Cette année est vite passée.

    – 182 –

    LE DERNIER
    NOËL est proche maintenant. Alberto et moi avançons épaule contre épaule dans la longue file grise, le dos courbé pour mieux nous protéger du vent. Il fait nuit et il neige ; ce n'est pas facile de se tenir debout, encore moins de marcher au pas et en rang : de temps en temps, devant nous, quelqu'un trébuche et roule dans la boue noire, et il faut faire un effort d'attention pour l'éviter et reprendre sa place dans la colonne.
    Depuis que je suis au Laboratoire, Alberto et moi nous ne travaillons plus ensemble et nous avons toujours beaucoup de choses à nous dire. D'habitude, il ne s'agit pas de sujets très relevés : le travail, les camarades, le pain, le froid ; mais depuis une semaine il y a du nouveau
    : Lorenzo nous apporte chaque soir trois ou quatre litres de soupe pris sur la ration des ouvriers civils italiens.
    Pour résoudre le problème du transport, nous avons dû nous procurer ce qu'on appelle ici une « menaschka », c'est-à-dire une gamelle hors série en tôle de zinc, plutôt un seau qu'une gamelle. Silberlust, le chaudronnier, nous en a fabriqué une avec deux morceaux de gouttière, pour trois rations de pain : c'est un splendide récipient, solide et profond, qui a tout de l'ustensile néolithique.
    Personne au camp, sauf quelques Grecs, ne possède une menaschka plus grande que la nôtre, si bien qu'en plus de l'avantage matériel, notre condition sociale s'en est trouvée sensiblement améliorée. Une menaschka comme la nôtre, c'est un blason, et des titres de noblesse.
    Henri est en passe de devenir notre ami et nous parle d'égal à égal ; L. a adopté à notre égard un ton paternel
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    et condescendant , quant à Elias, il ne nous lâche pas d'une semelle, et tout en nous espionnant tenacement pour percer le secret de notre « organisation », il nous accable d'incompréhensibles déclarations de solidarité et d'affection et nous gratifie régulièrement d'un chapelet d'obscénités monstrueuses et de jurons italiens et français qu'il a appris on ne sait trop

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