Si c'est un homme
longues tables de travail couvertes de mille objets familiers. Les récipients en verre mis à égoutter dans un coin, la balance analytique, un poêle Heraeus, un thermostat Höppler. L'odeur me fait tressaillir comme un coup de fouet : la légère odeur aromatique des laboratoires de chimie organique.
L'espace d'un instant, je suis violemment assailli par l'évocation soudaine et aussitôt évanouie de la grande salle d'université plongée dans la pénombre, de la quatrième année, de l'air tiède du mois de mai italien.
Herr Stawinoga nous assigne nos postes de travail.
Stawinoga est un Germano-Polonais encore jeune, le visage énergique, mais triste et fatigué. Il est lui aussi Doktor : pas en chimie, non (« ne pas chercher à comprendre »), mais en glottologie : « moyennant quoi »
c'est lui le chef de laboratoire. Il nous parle le moins possible, mais ne semble pas mal disposé à notre égard.
Il nous dit « Monsieur », ce qui est ridicule et déconcertant.
Au Laboratoire, il fait une température merveilleuse
: le thermomètre indique 24°. Nous, nous nous disons qu'ils peuvent bien nous faire laver les éprouvettes, balayer le carrelage ou transporter des bouteilles d'hydrogène : n'importe quoi, pourvu que nous restions dedans; et le problème de l'hiver sera pour nous un problème résolu. Et d'ailleurs, à y réfléchir de plus près, le problème de la faim ne devrait pas non plus poser trop de difficultés. En admettant même qu'ils veuillent vraiment nous fouiller tous les jours à la sortie, est-ce qu'ils le feront chaque fois que nous demanderons à aller aux latrines ? Bien sûr que non. Et ici, il y a du savon, il y a de l'essence, il y a de l'alcool. Je vais coudre une poche secrète à l'intérieur de ma veste, je monterai une combine avec l'Anglais qui travaille à l'atelier et qui
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trafique sur l'essence. Nous verrons bien si la surveillance est aussi sévère que ça ; et de toute façon, j'ai maintenant un an de Lager, et je sais que si quelqu'un veut voler et s'il s'y met sérieusement, il n'y a pas de surveillance ni de fouilles qui puissent l'en empêcher.
Ainsi, il faut croire que le sort, par des voies insoupçonnées, a décidé que nous trois, objet d'envie de la part des dix mille condamnés, nous n'aurions cet hiver ni faim ni froid. Ce qui veut dire aussi que nous avons de fortes chances de n'attraper aucune maladie grave, de n'avoir aucun membre gelé, de passer à travers les mailles des sélections. Dans ces conditions, quelqu'un de moins rompu que nous aux choses du Lager pourrait être tenté d'espérer survivre et de penser à la liberté. Nous non; nous, nous savons comment les choses se passent ici ; tout cela est un don du destin, et à ce titre il faut en jouir tout de suite et le plus intensément possible ; mais demain, c'est l'incertitude. Au premier récipient brisé, à la première erreur de mesure, à la moindre inattention, je retournerai me consumer dans la neige et le vent, jusqu'à ce que moi aussi je sois bon pour la Cheminée. Et puis, qui peut savoir ce qui va se passer quand les Russes arriveront ?
Car les Russes arriveront. Le sol tremble jour et nuit sous nos pieds ; dans le silence vide de la Buna, le grondement sourd et étouffé de l'artillerie résonne maintenant sans interruption. L'atmosphère est tendue, on sent que la fin est proche. Les Polonais ne travaillent plus, les Français marchent de nouveau la tête haute. Les Anglais nous font le clin d'œil et nous saluent en cachette avec le « V » de la victoire, médius et index écartés ; et pas toujours en cachette.
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Mais les Allemands sont sourds et aveugles, enfermés dans une carapace d'obstination et d'ignorance délibérée. Ils ont de nouveau fixé une date pour la mise en route de la production de caoutchouc synthétique : ce sera pour le 1er février 1945. Ils fabriquent des refuges, creusent des tranchées, réparent les dégâts, construisent, combattent, condamnent, organisent et massacrent. Que pourraient-ils faire d'autre ? Ils sont allemands : leur manière d'agir n'est ni réfléchie ni voulue, elle tient à leur nature et au destin qu'ils se sont choisi. Ils ne pourraient pas faire autrement : si on blesse le corps d'un agonisant, la blessure commencera malgré tout à se cicatriser, même si le corps tout entier doit mourir le lendemain.
Maintenant, chaque matin, au moment de former les équipes, le Kapo appelle avant tout le monde les
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