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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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nous nous faisons facilement voler. Comme la douche est obligatoire, les Blockalteste ont besoin d'un système de contrôle pour pouvoir appliquer des sanctions à ceux qui cherchent à se défiler ; la plupart du temps, un homme de confiance du Block s'installe devant la porte et, tel Polyphème, nous tâte au passage lorsque nous sortons : ceux qui sont mouillés reçoivent un ticket, ceux qui sont secs reçoivent cinq coups de fouet. Le lendemain matin, il faut présenter son ticket pour avoir droit à la ration de pain.
    – 186 –

    L'attention d'Alberto s'est portée sur les tickets. En général, ce sont de simples morceaux de papier que l'on rend le lendemain tout froissés, humides, en piteux état.
    Alberto connaît les Allemands, et les Blockalteste sont tous allemands ou dressés à l'école allemande : ils aiment l'ordre, la méthode, la bureaucratie ; de plus, tout en étant des êtres grossiers, emportés et brutaux, ils n'en nourrissent pas moins un amour infantile pour les objets brillants et multicolores.
    Le thème ainsi introduit, en voici maintenant le brillant
    développement.
    Alberto
    a
    subtilisé
    systématiquement une série de plaquettes de même couleur ; avec chacune d'elles il a confectionné trois rondelles (l'instrument nécessaire, un foret à bouchons, c'est moi qui l'ai « organisé » au Laboratoire) ; une fois arrivé à deux cents rondelles, chiffre correspondant aux effectifs d'un Block, il s'est présenté au Blockaltester et lui a offert la « Spezialität » pour la somme folle de dix rations de pain, en paiements échelonnés. Le client a accepté avec enthousiasme, et Alberto dispose à présent d'un sensationnel article de mode qu'il est sûr de placer dans toutes les baraques, une couleur par baraque (aucun Blockaltester ne voudra passer pour pingre ou rétrograde), et, détail essentiel, sans avoir à craindre la concurrence puisqu'il est le seul à avoir accès à la matière première. N'est-ce pas bien imaginé ?
    Nous parlons de tout cela, en pataugeant d'une flaque à l'autre, entre le noir du ciel et la boue du chemin. Nous parlons et nous marchons. Moi je porte les deux gamelles vides, Alberto la menaschka délicieusement pleine.
    Encore une fois la musique de la fanfare, la cérémonie du « Mützen ab », tout le monde enlève son calot d'un geste militaire devant les SS ; encore une fois
    – 187 –

    Arbeit Macht Frei et la formule consacrée du Kapo : «
    Kommando 98, zwei und sechzig Häftlinge, Starke stimmt », « soixante-deux prisonniers, le compte est bon
    ». Mais on ne nous donne pas l'ordre de rompre les rangs, on nous fait marcher jusqu'à la place de l'Appel.
    Est-ce qu'on va faire l'appel ? Il ne s'agit pas de l'appel.
    Nous avons vu la lumière crue du phare et le profil bien connu de la potence.
    Pendant plus d'une heure encore, les équipes ont continué à défiler, dans le piétinement dur des semelles de bois sur la neige glacée. Quand tous les Kommandos ont été de retour, la fanfare s'est brusquement tue, et une voix rauque d'Allemand a imposé silence. Dans le calme instantané qui a suivi, une autre voix allemande s'est élevée et a parlé longuement avec colère dans la nuit hostile. Enfin, le condamné est apparu dans le faisceau de lumière du phare.
    Tout cet apparat et ce cérémonial implacable ne sont pas nouveaux pour nous. Depuis que je suis au camp, j'ai déjà dû assister à treize pendaisons ; mais les autres fois, il s'agissait de délits ordinaires, vols aux cuisines, sabotages, tentatives d'évasion. Cette fois-ci, c'est autre chose.
    Le mois dernier, un des fours crématoires de Birkenau a sauté. Personne parmi nous ne sait exactement (et peut-être ne le saura-t-on jamais) comment les choses se sont passées : on parle du Sonderkommando, le Kommando Spécial préposé aux chambres à gaz et aux fours crématoires, qui est lui-même
    périodiquement
    exterminé
    et
    tenu
    rigoureusement isolé du reste du camp. Il n'en reste pas moins qu'à Birkenau quelques centaines d'hommes, d'esclaves sans défense et sans forces comme nous, ont
    – 188 –

    trouvé en eux-mêmes l'énergie nécessaire pour agir, pour mûrir le fruit de leur haine.
    L'homme qui mourra aujourd'hui devant nous a sa part de responsabilité dans cette révolte. On murmure qu'il était en contact avec les insurgés de Birkenau, qu'il avait apporté des armes dans notre camp, et qu'il voulait organiser ici aussi une mutinerie au même moment. Il

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