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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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avaient été évaluées à six ou sept rations de pain.
    Je passai quatre jours tranquilles. Dehors il neigeait et il faisait très froid, mais la baraque était chauffée. On me donnait de fortes doses de sulfamides, je souffrais de violentes nausées et j'avais du mal à manger, je n'avais pas envie de parler.
    Les deux Français atteints de scarlatine étaient sympathiques. Tous deux originaires des Vosges, ils étaient arrivés au camp quelques jours plus tôt avec un gros convoi de civils faits prisonniers au cours des ratissages effectués par les Allemands lors de la retraite de Lorraine. Le plus âgé s'appelait Arthur, c'était un paysan petit et maigre. L'autre, son compagnon de couchette, s'appelait Charles, c'était un instituteur de trente-deux ans, au lieu de la chemise normale, il avait hérité d'un tricot de corps ridiculement court.
    Le cinquième jour, nous eûmes la visite du barbier.
    C'était un Grec de Salonique, il ne parlait que le bel espagnol des gens de sa communauté, mais comprenait quelques mots de chacune des langues qui se parlaient au camp. Il s'appelait Askenazi et était au camp depuis près de trois ans, j'ignore comment il avait fait pour obtenir la charge de « Frisor » du K.B, car il ne parlait ni l'allemand ni le polonais, et n'était pas brutal à l'excès.
    Pendant qu'il était encore dans le couloir, je l'avais entendu parler longuement, et d'un ton fort animé, avec le médecin, un de ses compatriotes. Je lui trouvai une expression insolite, mais comme la mimique des Levantins ne correspond pas à la nôtre, je n'arrivais pas
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    à comprendre si c'était de la frayeur, de la joie ou de l'émotion. Il me connaissait, ou du moins il savait que j'étais italien.
    Quand vint mon tour, je descendis laborieusement de ma couchette. Je lui demandai s'il y avait du nouveau il s'interrompit dans son travail, cligna les paupières d'un air solennel et entendu, indiqua la fenêtre du menton, puis fit de la main un geste ample vers l'ouest :
    — Morgen, alle Kamarad weg
    IL me fixa un moment, les yeux écarquillés, comme s'il s'attendait à une manifestation d'étonnement de ma part, puis il ajouta « Todos, todos » et reprit son travail.
    Il était au courant de mes pierres à briquet, et me rasa avec une certaine délicatesse.
    La nouvelle n'éveilla en moi aucune émotion directe.
    Il y avait plusieurs mois que je n'éprouvais plus ni douleur, ni joie, ni crainte, sinon de cette manière détachée et extérieure, caractéristique du Lager, et qu'on pourrait qualifier de conditionnelle, si ma sensibilité était restée la même, pensais-je, je vivrais un moment d'émotion intense.
    J'avais les idées très claires là-dessus, nous avions déjà prévu depuis longtemps, Alberto et moi, les dangers qui accompagneraient le moment de l'évacuation du camp et de la libération. D'ailleurs, la nouvelle annoncée par Askenazi ne faisait que confirmer des bruits qui circulaient déjà depuis plusieurs jours les Russes étaient à Czenstochowa, à cent kilomètres au nord, ils étaient à Zakopane, à cent kilomètres au sud, à la Buna, les Allemands préparaient déjà les mines pour le sabotage.
    Je dévisageai un par un mes compagnons de chambrée. Il était clair que c'aurait été peine perdue de leur en parler. Ils m'auraient répondu « Et alors ? » et
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    c'est tout Mais avec les Français, ce n'était pas la même chose, ils étaient encore frais
    — Vous ne savez pas ? leur dis-je, demain on évacue le 
camp.
    Ils m'accablèrent de questions
    — Ou ça ? à pied. Même les malades ? Même ceux qui ne peuvent pas marcher ?
    Ils savaient que j'étais un ancien du camp et que je comprenais l'allemand, et ils en concluaient que j'en savais là-dessus beaucoup plus que je ne voulais l'admettre.
    Je ne savais rien d'autre, je le leur dis, mais ils n'en continuèrent pas moins à me questionner. Quelle barbe !
    Mais c'est qu'ils venaient d'arriver au Lager, ils n'avaient pas encore appris qu'au Lager on ne pose pas de questions.
    Dans l'après-midi, le médecin grec vint nous rendre visite. Il annonça que même parmi les malades, tous ceux qui étaient en état de marcher recevraient des souliers et des vêtements, et partiraient le lendemain avec les bien-portants pour une marche de vingt kilomètres. Les autres resteraient au K.B, confiés à un personnel d'assistance choisi parmi les malades les moins gravement atteints.
    Le médecin manifestait une

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