Si c'est un homme
très développée dans l'Europe fasciste, et était particulièrement faible en Italie. C'était l'apanage d'un petit nombre d'hommes politiquement actifs, que le fascisme et le nazisme avaient isolés, expulsés, terrorisés ou même supprimés. Il ne faudrait pas oublier que les premières victimes des Lager allemands furent justement, et par centaines de milliers, les cadres des partis politiques antinazis. Leur apport venant à manquer, la volonté populaire de résister, de s'organiser pour résister, n'a reparu que beaucoup plus tard, grâce surtout au concours des partis communistes européens qui se jetèrent dans la lutte contre le nazisme lorsque l'Allemagne, en juin 1941, eut attaqué l'Union Soviétique à l'improviste, rompant ainsi l'accord Ribbentrop-Molotov de septembre 1939. En conclusion, je dirai que reprocher aux prisonniers de ne pas s'être révoltes, c'est avant tout commettre une erreur de perspective historique cela veut dire exiger d'eux une conscience politique aujourd'hui beaucoup plus largement répandue, mais qui représentait alors l'apanage d'une élite.
Êtes-vous retourné à Auschwitz après votre libération ?
Je suis retourné à Auschwitz en 1965, à l'occasion d'une cérémonie commémorative de la libération des camps Comme j'ai eu l'occasion de le dire dans mes
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livres,
l'empire
concentrationnaire
d'Auschwitz
comprenait non pas un, mais une quarantaine de Lager, le camp d'Auschwitz proprement dit, édifie à la périphérie de la petite ville du même nom pouvait contenir environ vingt mille prisonniers et constituait en quelque sorte la capitale administrative de cette agglomération, venait ensuite le Lager (ou plus exactement les Lager, de trois à cinq selon le moment) de Birkenau, qui alla jusqu'à contenir soixante mille prisonniers, dont quarante mille femmes, et où étaient installés les fours crématoires et les chambres à gaz, et enfin un nombre toujours variable de camps de travail, situés parfois à des centaines de kilomètres de la «
capitale ». Le camp où j'étais, appelé Monowitz, était le plus grand de ceux-ci, ayant contenu jusqu'à douze mille prisonniers environ. Il était situé à sept kilomètres à peu près à l'est d'Auschwitz. Toute l'étendue des lieux se trouve aujourd'hui en territoire polonais.
La visite au Camp Principal ne m'a pas fait grande impression le gouvernement polonais l'a transformé en une sorte de monument national, les baraques ont été nettoyées et repeintes, on a planté des arbres et dessiné des plates-bandes. Il y a un musée où sont exposés de pitoyables vestiges des tonnes de cheveux humains, des centaines de milliers de lunettes, des peignes, des blaireaux, des poupées, des chaussures d'enfants, mais cela reste un musée, quelque chose de figé, de réordonné, d'artificiel. Le camp tout entier m'a fait l'effet d'un musée. Quant à mon Lager, il n'existe plus, l'usine de caoutchouc à laquelle il était annexe, et qui est devenue propriété polonaise, s'est tellement agrandie qu'elle en a complètement recouvert l'emplacement.
Par contre, j'ai éprouvé un sentiment de violente angoisse en pénétrant dans le Lager de Birkenau, que je
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n'avais jamais vu à l'époque où j'étais prisonnier. Là, rien n'a changé : il y avait de la boue, et il y a encore de la boue, ou bien une poussière suffocante l'été ; les baraques (celles qui n'ont pas été incendiées lors du passage du front) sont restées comme elles étaient : basses, sales, faites de planches disjointes, avec un sol de terre battue ; il n'y a pas de couchettes, mais de larges planches de bois nu superposées jusqu'au plafond. Là, rien n'a été enjolivé. J'étais avec une amie, Giuliana Tedeschi, rescapée de Birkenau. Elle m'a dit que sur chacune de ces planches — de 1,80 m sur 2 — on faisait dormir jusqu'à neuf femmes. Elle m'a fait remarquer que de la fenêtre on voit les ruines du four crématoire ; à cette époque-là, on voyait la flamme en haut de la cheminée. Elle avait demandé aux anciennes : « Qu'est-ce que c'est que ce feu? », et elle s'était entendu répondre
: « C'est nous qui brûlons. »
Face au triste pouvoir évocateur de ces lieux, chaque ancien déporté réagit de façon différente, mais on peut cependant distinguer deux catégories bien définies.
Appartiennent à la première ceux qui refusent d'y retourner ou même d'en parler, ceux qui voudraient oublier sans y
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