Si c'est un homme
parvenir et sont tourmentés par des cauchemars, enfin ceux qui au contraire ont tout oublié, tout refoulé, et ont recommencé à vivre en partant de zéro. J'ai remarqué que ce sont tous en général des individus qui ont échoué au Lager « par accident », c'est-
à-dire sans engagement politique précis ; pour eux, la souffrance a été une expérience traumatisante mais dénuée de signification et d'enseignement, comme un malheur ou une maladie : pour eux, le souvenir est un peu comme un corps étranger qui s'est introduit douloureusement dans leur vie, et qu'ils ont cherché (ou qu'ils cherchent encore) à éliminer. Dans la seconde
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catégorie par contre, on trouve les ex-prisonniers politiques, ou des individus qui possèdent, d'une manière ou d'une autre, une éducation politique, une conviction religieuse ou une forte conscience morale.
Pour eux, se souvenir est un devoir : eux ne veulent pas oublier, et surtout ne veulent pas que le monde oublie, car ils ont compris que leur expérience avait un sens et que les Lager n'ont pas été un accident, un imprévu de l'Histoire.
Les Lager nazis ont été l'apogée, le couronnement du fascisme européen, sa manifestation la plus monstrueuse
; mais le fascisme existait déjà avant Hitler et Mussolini, et il a survécu, ouvertement ou sous des formes dissimulées, à la défaite de la Seconde Guerre mondiale.
Partout où, dans le monde, on commence par bafouer les libertés fondamentales de l'homme et son droit à l'égalité, on glisse rapidement vers le système concentrationnaire, et c'est une pente sur laquelle il est difficile de s'arrêter. Je connais beaucoup d'anciens déportés qui, ayant parfaitement compris quelle terrible leçon recelait leur expérience, retournent chaque année dans « leur » camp et y conduisent des jeunes en pèlerinage. Moi-même je le ferais volontiers si j'en avais le temps, et si je n'avais pas le sentiment que j'atteins le même but en écrivant des livres, et en acceptant de les commenter à mes jeunes lecteurs.
Pourquoi parlez-vous seulement des Lager allemands, et ne dites-vous rien des camps russes ?
Comme je l'ai dit en répondant à la première question, je préfère le rôle de témoin à celui de juge : j'ai à témoigner, et à témoigner de ce que j'ai vu et subi. Mes livres ne sont pas des ouvrages d'histoire : en les
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écrivant, je me suis limité à rapporter les faits dont j'avais une expérience directe, excluant ceux dont je n'ai eu connaissance que plus tard, par les livres et les journaux. Vous remarquerez, par exemple, que je n'ai pas cité les chiffres du massacre d'Auschwitz, pas plus que je n'ai décrit le mécanisme des chambres à gaz et des fours crématoires : cela, parce que ce sont des données que je ne connaissais pas quand j'étais au Lager, et que je n'ai possédées que par la suite, en même temps que tout le monde.
C'est pour la même raison que je ne parle généralement pas des camps russes : par bonheur, je n'y suis pas allé, et je ne pourrais que répéter à leur sujet ce que j'en ai lu, c'est-à-dire ce que savent tous ceux qui se sont intéressés à la question. Bien entendu, il ne faudrait pas croire pour autant que je veuille me dérober au devoir qu'a tout homme de se faire une opinion et de l'exprimer. Au-delà de ressemblances évidentes, je crois pouvoir observer d'importantes différences entre les camps soviétiques et les Lager nazis.
La principale de ces différences tient aux buts poursuivis. De ce point de vue, les Lager allemands constituent un phénomène unique dans l'histoire pourtant sanglante de l'humanité : à l'antique objectif visant à éliminer ou à terroriser l'adversaire politique, ils ont adjoint un objectif moderne et monstrueux, celui de rayer de la surface du globe des peuples entiers avec leurs cultures. à partir de 1941 environ, les Lager allemands deviennent de gigantesques machines de mort : les chambres à gaz et les fours crématoires avaient été délibérément conçus pour détruire des vies et des corps humains par millions ; l'horrible record en revient à Auschwitz, avec 24000 morts en une seule journée au mois d'août 1944 Certes, les camps soviétiques n'étaient,
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et ne sont toujours pas des endroits où il fait bon vivre, mais même dans les années les plus sombres du stalinisme la mort des internes n’y était pas un but déclaré c'était un accident assez fréquent, et
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