Si c'est un homme
fait-il qu'il n'y ait pas eu de rebellions en masse
Ces questions figurent parmi celles qui me sont posées le plus fréquemment, et j'en déduis qu'elles doivent correspondre à quelque curiosité ou exigence particulièrement importante. Elles m'incitent à l’optimisme, car elles témoignent que les jeunes d'aujourd'hui ressentent la liberté comme un bien inaliénable, et que pour eux l'idée de prison est immédiatement liée à celle d'évasion ou de révolte. Du reste, il est vrai que dans différents pays le code militaire fait un devoir au prisonnier de guerre de chercher à se libérer par tous les moyens pour rejoindre son poste de combat, et que selon la Convention de La Haye la tentative d'évasion ne doit pas être punie. L'évasion comme obligation morale constitue un des thèmes récurrents de la littérature romantique (souvenez-vous du comte de Monte-Cristo), de la littérature populaire et du cinéma, ou le héros, injustement — ou même justement — emprisonne, tente toujours de s'évader, même dans les circonstances les plus invraisemblables, et voit son entreprise invariablement couronnée de succès.
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Peut être est-il bon que la condition de prisonnier, la privation de la liberté, soit ressentie comme une situation indue, anormale comme une maladie, en somme, dont on ne peut guérir que par la fuite ou par la révolte. Mais malheureusement ce tableau gênerai est loin de ressembler au cadre réel des camps de concentration.
Les tentatives de fuite parmi les prisonniers d'Auschwitz, par exemple, s'élèvent à quelques centaines, et les évasions réussies à quelques dizaines. S'évader était difficile et extrêmement dangereux en plus du fait qu'ils étaient démoralisés, les prisonniers étaient physiquement affaiblis par la faim et les mauvais traitements, ils avaient le crâne rasé, portaient un uniforme rayé immédiatement reconnaissable et des sabots de bois qui leur interdisaient de marcher vite et sans faire de bruit, ils n'avaient pas d'argent, ne parlaient généralement pas le polonais qui était la langue locale, n'avaient pas de contacts dans la région et manquaient même d'une simple connaissance géographique des lieux. De plus, les tentatives d'évasion entraînaient des représailles féroces celui qui se faisait prendre était pendu publiquement sur la place de I Appel, souvent après d'atroces tortures, lorsqu'une évasion était découverte, les amis de l'évade étaient considères comme ses complices et condamnes à mourir de faim dans les cellules de la prison, tous les hommes de sa baraque devaient rester debout pendant vingt-quatre heures et parfois les parents mêmes du « coupable » étaient arrêtés et déportés.
Les soldats SS qui tuaient un prisonnier au cours d'une tentative d’évasion se voyaient gratifier d'une permission exceptionnelle. Si bien qu'il arrivait souvent qu'un SS abatte un détenu qui n avait aucune intention
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de s'enfuir, dans le seul but d'obtenir la permission. D'où une augmentation artificielle du nombre des tentatives d’évasion figurant dans les statistiques officielles, comme je l'ai déjà dit, le nombre effectif était en réalité très réduit. Dans de telles conditions, les rares cas d évasion réussis, à Auschwitz par exemple, se limitent à quelques prisonniers « aryens » (c'est-à-dire non juifs dans la terminologie de l'époque), qui habitaient à peu de distance du Lager et avaient par conséquent un endroit ou aller et l'assurance d'être protèges par la population.
Dans les autres camps, les choses se passèrent de façon analogue.
Quant au fait qu'il n'y ait pas eu de révoltes, la question est un peu différente. Tout d'abord, il convient de rappeler que des insurrections ont effectivement eu lieu dans certains Lager à Treblinka, à Sobibor, et aussi à Birkenau, un des camps dépendant d'Auschwitz. Ces insurrections n'eurent pas une grande importance numérique tout comme celle du ghetto de Varsovie, elles constituent plutôt d'extraordinaires exemples de force morale. Elles furent toutes organisées et dirigées par des prisonniers qui jouissaient d'une manière ou d'une autre d'un statut privilégié, et qui se trouvaient donc dans de meilleures conditions physiques et morales que les prisonniers ordinaires. Cela n'a rien de surprenant le fait que ce soit ceux qui souffrent le moins qui se révoltent n'est un paradoxe qu'en apparence. En dehors même du Lager, on
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