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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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respiration chuintante du
nourrisson perçait à travers les souffles, les geignements, les reniflements de
ces êtres. Rodion gagna son coin et s’y laissa tomber de tout son long sur le
matelas, la face dans le coussin rouge. Sa lèvre inférieure s’enflait, tuméfiée.
Que faire ? Où prendre un peu de vraie clarté ? À qui demander une
réponse ? Comment devenir – vraiment – des hommes ?
    Des coqs chantèrent, une merveilleuse blancheur remplit
la lucarne, Rodion ouvrit les yeux. Dans la cour, Kourotchkine, levé avant l’aube,
fendait de gros rondins de sapin qu’il allait pêcher la nuit, en amont, risquant
la prison et pis peut-être, car ce bois appartenait au trust étatique des
forêts du Nord. À chaque coup de cognée, le sol vibrait sourdement. Rodion crut
voir, dans la fraîche lumière matinale, le geste ramassé de l’homme. Lancée par
son poing, la puissante lame bleutée décrivait sa courte parabole, le bois s’ouvrait,
des gouttelettes de sève, pareilles à une rosée intérieure, mouillaient ses
nervures. Rodion ne pensait plus, ne souffrait plus. Il savait que le jour s’étendait,
joie calme à laquelle rien ne pouvait s’opposer, sur la plaine, la toundra, les
bois où achevaient de se disperser des ombres en déroute. On parla dans la cour.
Qui pouvait venir à cette heure ? Rodion n’éprouva ni crainte ni surprise,
plutôt une sorte de contentement qu’il y eut là des voix toutes proches, – des
voix amies, – car les voix sont amies par elles-mêmes, quand elles naissent d’un
matin unique, quelles qu’elles soient, quoi qu’elles disent, – mais c’était là
une idée à peu près inexprimable.
    Kourotchkine passa la tête dans l’entrebâillement de la
porte, vit que Rodion ne dormait plus, et doucement :
    – Rodionitch, on est venu pour toi.
    À travers la nuit, l’aube, l’espace, tout ce bleu aérien, les
rumeurs et les silences épars sur le monde, quelqu’un était venu… Rodion s’aperçut
qu’il avait dormi sans se dévêtir, que ses mains étaient sales et ses bottes
couvertes de boue sèche. Il se débarbouilla vite dans sa cuvette en fer blanc
et les mains nettes, les yeux rincés, sortit, porté par une joie. Quelqu’un de
très barbu l’attendait sur le seuil, debout au milieu des terres grises et du ciel
tout blanc. Le visiteur portait plusieurs musettes accrochées au corps par des
ficelles et des courroies ; un ballot à ses pieds. Il dit :
    – C’est vous ?
    Rodion souriait largement :
    – C’est moi.
    Au teint ravagé, à la barbe touffue sous le menton, aux
joues coupées de rides, Rodion reconnaissait l’arrivant.
    – Beaucoup de prison ? demanda-t-il.
    – Huit mois, fit l’autre. Moscou puis Perm. – Mikhaïl
Ivanovitch Kostrov, membre du parti depuis 1917, professeur d’hist.-mat. – matérialisme
historique, – opposition de gauche, pas dormi de la nuit, camarade, arrivé à
deux heures. Les wagons de transfèrement dans ce pays-ci, ça ne peut pas se
décrire…
    – Eh bien, dit Rodion, sois le bienvenu, camarade
Kostrov. J’ai fini de dormir, couche-toi. Fais pas d’bruit, la patronne et les
gosses dorment encore.
    Rodion le regardait intensément et derrière lui, par-dessus
des toits de chaume d’une couleur épuisée, les lointains d’un dessin si net et
si pur qu’ils paraissaient accessibles, et plus loin encore, au-delà, l’autre
monde, les steppes intérieures, nettement éclairées à cet instant.
    N’est-ce pas toi, camarade, qui m’apportes les réponses que
je cherche, que j’attends, que je crois saisir dès que la nuit se dissipe ?
Celui qui les connaît doit venir ainsi, simplement, des étoiles oubliées, à
travers l’aube. Celui qui les connaît doit être comme toi, lourd de fatigue et
de détresse vaincue. Il ne peut de notre temps que sortir de prison…
    – T’as pas faim ?
    – Non. Ils n’ont pas été mufles à la Sûreté, ils m’ont
offert du hareng et du pain.
    – Ils ne sont pas mufles, ici, fit Rodion. C’est tout
doucement, gentiment, qu’ils nous serrent la corde autour du cou. On peut vivre.
    Ils se partagèrent sans mot dire un gros demi-pain de seigle
tiré par Kostrov d’une musette et qui devait bien peser trois livres. Rodion
alla chercher des oignons.
    – C’est épatant contre le scorbut.
    Puis Kostrov s’installa. Sa fatigue était telle qu’il ne
sentait plus son corps ; mais le grand air de la nuit et du matin, après
les

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