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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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souffrance inconnue. Rodion pensa à la
vie de l’être humain, – à ce qu’on appelle le destin, mais y a-t-il un destin ?
Pas un médecin n’ayant consenti à faire l’avortement à moins de quarante roubles
et l’hôpital refusant d’admettre la femme d’un artisan travaillant à son compte,
cet enfant naissait pour mourir sans doute bientôt ou vivre, vivre malgré tout,
jusqu’à voir se lever l’aurore de la société sans classes – où il n’y aura plus
de misère, – mais qu’y aura-t-il alors, qu’y aura-t-il ? Comment se figurer
la couleur de la vie sans misère ? Rodion pensa que l’enfant mourrait ;
et la mère le pensait aussi ; et le père le pensait aussi, – « qu’il
passe vite, ça fera toujours un malheureux de moins » – et Rodion jeta son
journal sur le lit et sortit.
    Varvara Platonovna l’accueillait volontiers. Il faisait bon
chez elle : un napperon blanc, sur les caisses qui servaient de table, une
couverture blanche sur les caisses qui servaient de lit ; le soir une
bougie proprement posée sur une soucoupe ; Varvara, les mains propres, aux
doigts usés, (envoyait par les narines la fumée des cigarettes Tracteur. Elle offrait à Rodion le thé de fleurs,
avec des galettes douceâtres qu’elle cuisait elle-même.
    – Que pensez-vous, camarade, interrogea Rodion, y
a-t-il un destin ou n’est-ce qu’un mot et tout ce qui doit arriver arrive ?
    Ce n’était pas du tout ce qu’il voulait dire, c’était à peu
près le contraire.
    – Non, Varvara Platonovna, attends…
    Il se reprenait laborieusement, mais comme Varvara ne
pouvait pas discerner dans ses paroles confuses le petit masque brûlant du
dernier né des Kourotchkine pleurant à cette heure sa souffrance inconnue, elle
ne sut pas que lui répondre – et il eut pour lui-même une pitié mêlée de colère,
avala son verre de thé brûlant, dit :
    – Merci, camarade, je veux travailler un peu chez moi, et
s’en alla – mais où aller ?
    Il erra sur la hauteur où les maisons en bois, espacées, regardaient
l’espace nu. Des paysans abrités dans des creux de roches y faisaient du feu. Des
femmes berçaient des nourrissons sur leurs genoux ; des hommes aux barbes
rousses faisaient cuire quelque chose dans des casseroles suspendues à des
trépieds en fil de fer. Rodion eut pitié des nourrissons. Pourquoi des nourrissons
et pas des mères ? Pourquoi des tout petits – et non des noirauds, des
morveux, aux regards préoccupés qu’il rencontra, pourquoi ? La vue de l’horizon
que l’approche du soir teintait de mauve lui fit du bien, mais il passait, – pourquoi,
pourquoi ? Il remonta la rue de l’Armée rouge, pour éviter le cabaret, – triste,
cette rue avec ses enclos délabrés, – arriva derrière l’église au bulbe crevé :
il y avait là, naguère, un jardin entouré d’une grille ; la grille servait
maintenant à séparer la première prison des femmes du troisième corps de la
prison des hommes, le jardin piétiné n’était qu’un terrain abandonné, hérissé
de buissons et d’arbustes. Quand l’herbe y montait dans les mois chauds, les
amoureux et les ivrognes trouvaient un charme à cet abandon. Rodion eût
souhaité de l’ordre, des lignes traçant des chemins nets d’obéissance et de
propreté. Des camions arrivaient à droite, au fond de la place Lénine, devant
le Comité du parti ou la Sûreté, même chose au fond. Il haussa les épaules – mais
où aller, dites ? Son visage sans beauté flotta un instant sur les rideaux
du restaurant réservé des fonctionnaires responsables : une odeur de pâtes
beurrées lui rappela qu’il avait faim. Sur l’autre trottoir, le factionnaire de
la Sûreté le regardait hostilement. Tu peux m’z’yeuter, va, pauv’bougre d’idiot,
tu n’sais pas c’que tu fais, tu ne sauras peut-être jamais. Le factionnaire
donna un bref coup de sifflet : défense de stationner dans ces parages. Rodion,
chassé, s’en alla, les épaules rondes. Des permissionnaires en uniformes frais
le croisèrent, il entendit rire des filles, un gosse habillé d’une grande peau
de mouton qui lui descendait jusqu’aux pieds lui offrit des cigarettes ou, furtivement,
un verre de vodka, « t’as qu’à venir sous le porche en face, » – oui,
ce serait bon de boire un coup – mais il s’était bien promis, il avait promis aux
copains de…
    – Va-t’en, va-t’en ! bougonna-t-il.
    – Va-t’en toi-même, eh,

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