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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Les hommes finiront par crever sous les
moteurs, eh, ballot. Et toi, tu ferais mieux d’apprendre à faire l’amour.
    Des rires violents secouaient l’échoppe, plongeant Rodion
dans la confusion. Le fait est qu’il ne savait point danser ni courtiser les
filles de l’Ivanovskaya qui vous envoient en riant par la figure des quatrains
poivrés – ni comment on en arrive à leur demander la moindre faveur. Celles qu’il
avait accompagnées au jardin Marat, en leur parlant de la « refonte par la
base des rapports entre les sexes », l’avaient trouvé balourd comme peu d’agitateurs.
La seule qui se fût intéressée à un grand sujet ce fut pour lui demander :
« T’es instruit, Rodion, explique-moi donc c’que c’est qu’un jazz ? –
On en parle… » Rodion ne savait pas, Rodion interrogea Ryjik qui ne savait
pas non plus, puis Elkine qui prit son air le plus railleur pour déclarer :
« Technique de la musique nègre, exploitée par la décadence bourgeoise du
music-hall » – ce qui ne pouvait être qu’une plaisanterie.
    Rodion connaissait le tourment de penser, – il ne cessait
jamais de penser. Ses lèvres murmuraient tandis qu’il rétamait des casseroles :
« La loi d’airain des salaires… » Il avait plus d’idées que de mots, il
brouillait, mêlait, confondait les formules et les textes, jamais sûr que ce
fût Engels ou Lénine qui eût dit telle chose, effaré devant cette chose, y découvrant
des lueurs, y trébuchant dans des pièges, s’efforçant à y saisir du brouillard.
Hanté par les problèmes et d’abord par le problème ouvrier. Sans
équivalent-marchandise au salaire réel, sans salaire intégral correspondant au
produit effectif du travail moins le prélèvement nécessaire à l’élargissement
de la production, pas de socialisme ; donc… Ici, Rodion se sentait fort de
tenir une vérité, mais comment la rattacher à la dialectique de l’histoire, à
la période de transition, à la dictature du prolétariat, à la dégénérescence du
parti, à la dictature du Géorgien sur un prolétariat exténué ? Comment
expliquer par l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme la loi du 7 août
1932, faite pour fusiller des paysans affamés, car la propriété socialiste et
coopérative est sacrée et les travailleurs sont donc propriétaires de tout, – de
tout, – jusque et y compris des grains qu’ils volent pour ne pas mourir de faim
et de la balle qu’on leur envoie dans la nuque parce qu’ils ont volé leur
propre blé ? Quel lien entre tout ceci et le Plan du Go-El-Ro – Électrification
de l’État – qui s’exécute pourtant ; or Lénine a dit : « Le
socialisme c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification » – et nous
avons l’électrification, le Volkhovstroy, Chatoura, Kachira, le Zaguéss, le
Dnieprostroy, les plus fortes turbines du monde, nous avons le pouvoir – c’est
encore la dictature du prolétariat, si malade qu’elle soit, – mais nous n’avons
pas d’ampoules électriques dans les grands centres, pas de pétrole, pas de
chandelles à Tchernoé, nous n’avons plus de soviets, nous n’avons pas de socialisme
car… La bureaucratie est-elle une classe, une sous-classe, une caste, un
élément corrompu de l’avant-garde consciente du prolétariat, une fraction des
classes moyennes, l’instrument involontaire du capitalisme international ?
Est-elle…
    Les gens qui comprennent ne savent pas combien ils sont
heureux, combien il est amer de vivre sans bien comprendre, demi-aveugle tâtonnant.
Et comment servir dès lors la cause ouvrière, comment ? Rodion louait pour
trente roubles par mois un coin, avec un matelas sur planches, chez les
Kourotchkine qui vivaient à quatre dans une chambre basse, sous des filets de
pêche, des colliers de poisson sec, des choses hétéroclites suspendues aux
poutres enfumées. Rodion, un soir, rentra, s’assit dans le coin, ouvrit un
journal du centre où le camarade Kaganovitch, membre du Bureau politique, traitait
des tâches immédiates des brigades de choc dans les mines. Kourotchkine
réparait une lois de plus ses bottes avec des chevilles de bois qu’il enfonçait
dans le vieux cuir d’une courroie de transmission, à petits coups de marteau
bien assenés. La mère tordait des langes gris dans un baquet. Nina imprimait au
berceau du dernier né un mouvement brutal et l’enfant au front empourpré
pleurait doucement, sans arrêt, d’une

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