S'il est minuit dans le siècle
wagons cahotants, après le chaos, après le lent ensevelissement de l’isolement,
après les caves nauséabondes des petites prisons de la route, le nettoyait, comme
un bain, jusqu’à l’âme. L’indigence même du taudis où pesait une odeur humaine
lui fut bonne ; la vue de l’enfant fiévreux réveilla en lui une sourde
tendresse. Tout en se débarrassant de sa vareuse ouatée, pareille à celle que
portent les ouvriers des chantiers de l’industrialisation et les coolies de
Moukden, il se surprit chantonnant au fond de lui-même.
Il restait au cœur
cent vingt battements,
cent vingt battements…
Alors sa pensée fut si nette qu’il sourit dans sa barbe :
– Tais-toi, vieux cœur. J’ai encore besoin de toi.
Au moment de s’étendre sur la couche encore chaude de Rodion,
voici pourtant qu’il demeurait interdit devant lui-même, pensant à ce jeune
camarade accueillant. Pourquoi lui ai-je menti ? N’aurais-je pas dû lui
dire dès l’abord : « J’ai fait ma soumission, moi. Abjuré. Capitulé. Je
ne suis plus que l’ombre d’un communiste, demi-copain, demi-salaud, car je sais
ce que je fais comme je sais ce que je pense… Je ne mérite aucune confiance. Consens-tu
encore à me laisser dormir sur ta paillasse et à partager mon pain ? »
Lentement ses épaules se redressèrent. Menti ? Menti ? Mais c’est à
eux, à tous ces gredins d’inquisiteurs que je mens, que tout le monde ment
comme ils mentent eux-mêmes en tout ce qu’ils disent, en tout ce qu’ils font. Quelle
vérité leur devrai-je ? Il fut content de ne plus rencontrer le regard
clair de Rodion.
… Par la rue des Pêcheries, Rodion descendait vers le gué. La
rue n’était bordée que d’enclos en très vieilles planches d’un gris de cendre. À
peine plus sombre, le sol. Pas une couleur ; mais au bas de la pente renaissait
l’herbe verte. – Que nous sommes dérisoirement faibles et vils ! Vils
comme des vers de terre qu’un talon ferré écrase et qui survivent, tronçonnés. Mais
quelle force ardente et légère, dans une poitrine ! Arrivé au bord des
Eaux-Noires qui fuyaient, limpides, sur leur lit de cailloux, Rodion se coucha
sur les pierres, pour boire à même le flot, à longs traits. La fraîcheur
de l’eau le désaltéra tout entier.
3. Les messages.
L’ingénieur Botkine, toutes les fois qu’il avait un
questionnaire à remplir (… 15. Quelles sont vos
origines sociales ? 16. Que faisiez-vous avant la révolution ?… 21. Avez-vous
appartenu à des partis politiques ?… 25. Avez-vous été emprisonné sous le régime des Soviets) ? se déclarait « sans parti sympathisant au P.C. ». Dans le privé,
il précisait : « ri-gou-reu-se-ment sans parti. » La
connaissance des langues étrangères, l’amour des mathématiques, un penchant
pour le dessin linéaire qui datait de sa première enfance, le plaisir terne qu’il
prenait au travail ennuyeux, jusque chez lui, le soir, quand il s’infligeait, sans
en sauter une ligne, la lecture des plus insipides discours officiels, faisaient
de lui un spécialiste apprécié, sûr de gagner ses mille roubles mensuels sans
devoir s’affilier au parti sympathique. « Et que faut-il de plus à l’ homo soviéticus que mille roubles par mois ? »
Botkine vidait la question après une courte pause offerte à votre méditation :
« Un abonnement à la Technische Rundschau. » Il dormait, couché tout droit, auprès de Lina, l’amour étant une condition du
bon équilibre des facultés et Lina une bonne fille tiède, presque jolie, agréablement
inintelligente, dont la présence s’harmonisait avec l’éclairage tamisé par un
abat-jour de soie bleu-tendre ; mais à choisir entre la Technische Rundschau et Lina, la tiédeur de Lina,
Botkine n’eût pas hésité, car il croyait à la physiologie, non au sentiment, et
tenait la technique pour le « levier de la civilisation… »
Les brigades de choc des chantiers de construction de la
fabrique de tracteurs Staline de Stalingrad rentraient du travail en chantant, dans
le crépuscule envahi par des fumées, quand le directeur informa Botkine de l’inespéré :
mission commandée de trois mois à Londres, Paris, Berlin, d’ordre de la
Direction centrale de la Construction des machines agricoles, pour information
sur les nouveaux modèles en cours de fabrication.
– Vous recevrez des instructions secrètes, Vitalii
Vitaliévitch. Allons, je vous félicite.
Botkine garda
Weitere Kostenlose Bücher