S'il est minuit dans le siècle
tout son sang-froid au prix d’un effort
suffoquant ; sitôt chez lui, il s’allongea sur le divan, défit son col, et
sa main droite, tout à fait molle tomba sur le tapis.
– Tu ne dînes donc pas ?
– Non…
Lina pâlit, pensant naturellement à une affaire de sabotage.
Qu’est-ce qu’elle deviendrait, elle, si l’on arrêtait Vitalii ? « Pourvu
que l’on arrête aussi, alors, Ivan Pétrovitch ou je mourrai de dépit devant sa
Nina, ce chameau blond… » Vitalii Vitaliévitch Botkine souriait au plafond.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Mission à l’étranger…
Lina en fut illuminée.
– Mon chéri !
Une soudaine tendresse la jeta contre lui.
– L’usine n’envoie que toi ? Ivan Pétrovitch ?
– Ivan Pétrovitch reste…
– Oh, je suis contente, Nina Valentinovna en crèvera de
jalousie !
Lina fut au comble du bonheur,
– Tu m’apporteras… N’est-ce pas, chéri ?
Leur félicité frôla sans le savoir un vaste domaine inconnu,
commençant à la limite de la physiologie, où jamais ils n’auraient accès.
Botkine visita des usines, dans la banlieue londonienne
où la misère est une lèpre, sur les îles de la Seine éclairées de sourire
triste, dans les faubourgs de Berlin, propres, gris et dénudés. Sur la Tamise, sur
la Seine, sur la Sprée, de petits remorqueurs noirs crachotaient de la suie ;
vieux sabots pour la plupart attestant bien l’usure du capitalisme. Les autobus
londoniens étaient confortables, les parisiens malodorants, incommodes comme le
métro dépourvu d’ascenseurs, tandis que l’Underground… À ces signes, comme à la
saleté des trottoirs et des vieilles façades de Paris, Botkine reconnut qu’un
mal profond ronge la bourgeoisie française ; à cause des banquettes
rembourrées des autobus, l’Empire anglais lui parut plus solide qu’on ne dit. Tout
son malheur, si toutefois c’est son malheur, vint de ces réflexions incidentes,
car il conclut : « Trotsky se trompe une fois de plus en annonçant le
déclin de l’Empire britannique… » Or parcourant à l’éventaire d’un
marchand de journaux du boulevard Saint-Michel, les titres des publications russes,
Botkine y remarqua le Bulletin de l’opposition, imprimé
sur papier mince en petit format. Du bord de l’ongle, il entrouvrit le
fascicule. « On observe dans les fabriques de locomotives qui, pour les trois
premiers trimestres de l’année, ont livré au pays 250 machines de moins qu’il n’était
prévu, un manque très grave de main-d’œuvre
qualifiée. 2 000 ouvriers ont quitté au cours de l’été la seule usine de
Kolomenskoé… » « Naturellement », pensa Botkine. La fluidité du
personnel est aujourd’hui un des obstacles les plus fâcheux à l’industrialisation…
Le Bulletin acheté, Botkine, le bout des
doigts brûlé par ce papier subversif, prit vite, pour l’y cacher, la première
revue grand format qui lui tomba sous la main et qui se trouva remplie de
femmes en déshabillés roses. Botkine descendit le boulevard puis le remonta
pour s’assurer qu’on ne le suivait pas, qu’on ne l’avait pas remarqué, que rien
ne s’était passé, qu’il ne se passerait rien. Au pont Saint-Michel, la
tentation lui vint de jeter dans la Seine les deux revues, dessins grivois et
marxisme, petites annonces d’entremetteuses et chiffres défendus du premier
plan quinquennal. Il eût bien fait. La prudence l’enferma le soir, dans sa
chambre d’hôtel, accoudé sur des textes datés de Prinkipo, le 22 octobre 1932 : l’Économie soviétique en danger, et un
bloc-notes qu’il couvrit d’écriture, veillant jusqu’à trois heures du matin, car
il prenait ce jour-là le rapide de Berlin. Or, « à Berlin, Vitalii
Vitaliévitch, arrêtez-vous de préférence non à l’hôtel, – ce serait mal vu – mais
à la maison des fonctionnaires de la représentation commerciale, Lutzowplatz… »
… Noté : le décret du 11 septembre 1932 signé
Molotov-Kalinine oblige les cultivateurs individuels à louer leurs chevaux aux
kolkhozes… Les kolkhozes, cultivant 80 à 90 % des terres, manquent à ce
point de chevaux… Les kolkhozes ont reçu récemment 100 000 tracteurs…
Poltava : 19 tracteurs sur 27 hors de service en quelques semaines. Station
à Privoljniansk, Ukraine : 52 tracteurs dont 2 hors service
depuis le printemps. 14 en réparations capitales, des 36 restants moins de
la moitié occupés aux semailles et ceux-là
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