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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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intellectuel ! rétorqua le
gosse.
    Intellectuel, moi, – si seulement je savais…
    L’accordéon jouait, au cabaret, une pesante voix d’homme
couvrait le murmure de l’antre… « Chœur de tziganes, pleure ma guitare, elle
ne l’oubliera jamais… » Qui, elle ? Et qu’est-il impossible d’oublier ?
Y a-t-il vraiment des choses qui vaillent de n’être point oubliées, dites ?
Rodion entra comme on chavire, Rodion marcha en titubant entre des groupes
attablés, on le crut saoul, un garçon le prit par le bras et l’assit sans façon.
    – Bière ?
    La bière était mauvaise et chère, demain Rodion se passerait
de manger… La voix du chanteur achevait de le mettre en déroute. À qui parler ?
Il faillit tendre la main vers son voisin, mais cet homme avait une expression
bornée et brutale. « Aucune conscience, pensa Rodion, et de la force ;
et vouloir vivre. Et qu’est-ce qu’il peut ? Qu’est-ce qu’on peut pour lui ?
Rien. » Les yeux troubles du voisin le découvrirent.
    – Tu sais lire, citoyen ?
    – Oui…
    Le voisin ouvrit son poing fermé sur un papier froissé qu’il
déplia ni la table.
    – Ben, dis-moi, pourquoi qu’ils m’ont confisqué mon
cheval, dis-le moi, citoyen ?
    Il n’était pas brutal, mais plaintif, pas borné, mais
accablé. Le papier certifiait livraison d’une quantité de poisson au centre
régional des Pêcheries.
    – On parle pas d’un cheval là-dessus, fit Rodion, vexé.
    Le gosse de tout à l’heure lui tirait la manche.
    – Une toute petite bouteille, chuchotait-il, je n’te
prends presque rien pour la commission…
    – Donne, fit Rodion, soulagé.
    Il prit sous la table la petite bouteille, paya, se pencha
pour boire, boire, réchauffé, éclairé, rasséréné, avec un sourd besoin de
pleurer, un autre besoin de chanter à l’unisson de la voix traînante qui était
là, partout, autour de lui, en lui, agitant des grelots, des châles, des chevelures,
des mains étonnantes, inexistantes, dans des tourbillons de douce neige…
    Peut-être chanta-t-il. Quelqu’un le poussa rudement dehors, vers
l’obscurité. Au loin, les projecteurs éclairèrent la façade de la Sûreté, le
factionnaire au sifflet. Une lueur jaune et rouge tombait des fenêtres du
cinéma sur le trottoir en planches. Personne. Rodion leva la tête, étendit les
bras, les doigts écartés, si lourd et si léger à la fois sous ce pur ciel noir.
Il fit une chute dans de la boue, se releva, marcha encore, d’une démarche
flottante dans la lumière crue des projecteurs, plongea dans les ténèbres
éblouissantes de la place…
    – Rodion !
    Cette voix brève, le tira d’une sorte de néant tiède. Elkine
le prenait sous le bras, l’entraînait, pantin suivant l’homme. Elkine grondait :
    – Encore ! T’as pas honte ? Devant leurs
fenêtres ? Saligaud ! Cuve ton vin, mais ne nous salis pas. Vas leur
dire que t’es avec eux, nous ne voulons plus de toi. Tu vas le leur dire dès
demain, tu m’entends ? Tu n’as pas le droit de nous discréditer.
    Elkine adossa Rodion balbutiant, contre le mur de l’église.
    – Te fâches pas, Dimitri camarade Elkine, balbutiait
Rodion au travers d’un large sourire gêné, j’suis pas si ivre que j’en ai l’air,
ce sont les problèmes…
    D’avoir les épaules contre la brique et de garder la
position verticale, lui donnait de l’assurance. Elkine sifflota méchamment.
    – Si ça t’arrive encore, nous te chasserons. Tu m’entends ?
Nous te boycotterons, tu m’entends ?
    Rodion chantonna, dodelinant de la tête. Rodion ne comprit
qu’à l’instant où il fut durement frappé au visage, – et frappé encore, encore,
– mais à cet instant-là, il comprit tout, le sol reprit consistance sous
ses pieds, les contours des maisons à l’autre bout de la place furent nets, comme
nette l’humiliation enfantine qui lui fit dire doucement, sans un réflexe de
résistance, le menton tombé sur la poitrine :
    – Assez, Elkine. Tu as raison.
    – Viens.
    Ils marchèrent coude à coude, l’un soutenant l’autre, Rodion,
homme et pantin à la fois, les jambes molles, la tête à peu près claire. Des
cercles dorés scintillaient autour des étoiles, le sol était dur sous le pas
comme roc, puis bizarrement élastique. Une veilleuse brûlait chez les
Kourotchkine. L’enfant fiévreux s’était endormi, le père dormait sur la malle
cerclée de fer, la mère et la fillette sur le lit. La

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