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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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V.V. Botkine,
technicien principal du Stal-srl-mach-stroy voyageant en service commandé. Comment se fût-il douté qu’à Berlin, pendant qu’il
arpentait en plaisante compagnie la Tauenzienstrasse, où les trams roulent sur
des pelouses, quelqu’un pénétrait dans sa chambre, trouvait tout de suite parmi
deux cents petites clefs celle qu’il fallait pour ouvrir sa valise, en tirait
les objets, un à un, d’une main experte qui ne froissait rien ; des yeux
professionnels plus habiles encore retenaient la place de chaque chose, pour l’y
remettre, négligeant délibérément les grands plis cachetés à l’adresse de la
Direction centrale des Établissements de construction des machines agricoles, découvraient
sans peine le bloc-notes dissimulé sous du linge, près du fond, à côté des
flacons d’Houbigant pour Lina ; ouvert, ce bloc-notes, en reconnaissaient
instantanément l’esprit, les textes… Le visage professionnel, un visage sans
traits, à jamais inconnu, s’éclairait d’un sourire rusé, les mains braquaient
sur des pages du bloc-notes le foyer court d’une lentille Zeiss. Cinq clichés, c’est
fini, toutes choses sont en place, la valise refermée, un pli confidentiel part
dès ce soir à l’adresse du Service spécial, Moscou, place Dzerjinsky ; là
des dactylos en feront plusieurs copies : 1 re pour le classeur
principal ; 2 e pour la section politique (suspects du
trotskysme) ; 3 e pour la section économique (suspects de sabotage) ;
4 e pour la section étrangère (suspects d’espionnage). Entre la
vieille bâtisse en brique rouge, à pignons, qui fait face aux murailles de
Kitaï-Gorod et la tour blanche et carrée de quinze étages, au sommet du
Kouznietzki most, les téléphones communiquent un nom nouveau, dans la moisson
de noms de cette journée, un nom à classer parmi des millions d’autres déjà
repérés, connus, étudiés, saisis, travaillés, liquidés, vidés, par la mort
administrative, de tout ce qu’ils contenaient d’humain : Botkine, V.V.
    Dès ses premiers contacts avec la Direction centrale, Moscou,
à laquelle il présenta ses rapports, Botkine connut, à des mines singulières, les
événements de Stalingrad. Un collègue les lui dit, confidentiellement, quand
ils se trouvèrent seuls au buffet, entre des parois aux reflets froids de verre
dépoli, des palmiers raidis, des toiles cirées blanches, des portraits figés
par un ennui d’hôpital ou de paquebot désert. La serveuse, accoudée, les deux
mains aux oreilles, tournait les pages jaunies d’un roman d’avant-guerre ;
le collègue avalait son lait caillé à petite cuillerées, un silence de
congélation tombait du plafond trop élevé…
    – Tous coffrés, Vitalii Vitaliévitch, tu comprends :
les crédits de l’année épuisés, le plan des constructions exécuté à 60 %
seulement pour les sept premiers mois de l’exercice en cours, un désastre, quoi ?
À ce compte-là, l’usine devait revenir au double des chiffres prévus et ne
serait achevée que trois ans après la date fixée…
    – Parbleu ! s’exclama Botkine, enchanté d’avoir
été absent pendant un trimestre, je le leur avais bien dit ! Il fallait
prévoir le manque de matériaux, les variations des prix, l’insuffisance des
transports, la chute du rouble-marchandises, la pénurie de main-d’œuvre, la
famine…
    Il eût tout prévu.
    – Enfin, répondait le collègue, baissant le nez, s’ils
l’avaient prévu, on les aurait mis dedans plus tôt, en leur reprochant d’exagérer
les devis, de ne pas croire à la stabilité du rouble, d’escompter la
désorganisation des transports, de sous-estimer les possibilités économiques… Guérassimitch
avait à peu près dit tout cela à la sous-commission du plan : il a pris
cinq ans.
    Botkine fit un geste évasif. Bilieux, ce collègue, un
tantinet antisoviétique. Comme on a raison de ne pas confier de missions à ces
cocos-là ! Après tout, le Guérassimitch n’était-il pas un vieux
social-démocrate, pessimiste par principe ? Le pessimisme, à notre époque
d’énergie disciplinée, est peut-être une forme involontaire de sabotage. Botkine
fort à l’aise dans un complet coupé à Londres, content de lui-même, de sa
chance et d’un monde où les bévues des uns facilitent mécaniquement l’avancement
des autres, conclut :
    – Ça s’arrangera. Je trouve, moi, que les erreurs de
calcul préjudiciables à l’État doivent se payer… Il

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