S'il est minuit dans le siècle
l’ennui,
ils étaient partis, laissant sur les planches de leur boutique un écriteau
barbouillé d’encre rouge : Y a pas de sel. Les
trois petites coopératives de pêcheurs n’offraient pas de prise à l’enquête, mais
endettées à la Banque d’État et au fisc, ne payaient pas aux échéances, depuis
des mois, et l’on hésitait à les faire vendre, car c’eût été ruiner la pêche
pour ne mettre aux enchères que de vieux filets que le syndicat du poisson eût
acquis à vil prix… Knapp fit arrêter les administrateurs des coopés, en raison du
préjudice causé à l’État par leur mauvaise gestion financière. Pur prétexte, car
il n’entendait suivre que l’affaire du sel, intéressante parce qu’elle pouvait
se rattacher au sabotage de la répartition, en général… Deux autres affaires, survenues
en même temps, le débordèrent. Déposées dans la nef de l’église Saint-Nicolas, où
le vent, pénétrant par le haut bulbe éventré, apportait tant de poussière que l’herbe
commençait à croître sur les dalles, des caisses de mercerie avaient été
fracturées, coup monté par les travailleurs des transports avec la complicité
du service de surveillance des stocks : dix-neuf arrestations… Le même
jour se produisit la débâcle de la fabrique de poisson fumé du nom de
Kaganovitch. La révision des livres, prescrite par la Commission de contrôle du
parti, faisait ressortir l’insolvabilité de cette entreprise ; la Banque d’État
perdait, en première estimation, dix-huit mille roubles, une subvention égale
au double de cette somme devenait nécessaire pour maintenir la fabrique en
activité… Dès lors, le plan financier du rayon pour l’année s’effondrait, le
secrétaire du parti entra dans une colère folle. Voilà comment la fabrique
avait exécuté le plan de la commission régionale : en affectant à la production
courante les crédits de réoutillage et le fonds d’amortissement ; en
majorant de 20 % le contenu théorique des caisses sorties en… Vous y êtes ?
De surcroît, les ouvriers y volaient systématiquement entre le cinquième et le
sixième de la production globale. Trente-cinq arrestations. Et cela risquait de
se compliquer : maintenant, la fabrique manquait de crédits et de main-d’œuvre,
alors que les pêcheries continuaient à lui livrer la matière première : le
poisson s’avariait, les pêcheries en réclamaient le prix, le procureur
téléphonait au Comité du parti, le Comité du parti à Knapp, Knapp à la région, la
région-sûreté à la Commission régionale du plan, le Plan au Contrôle, le
Contrôle au Comité du parti du rayon… Il eût fallu coffrer aussi le directeur
de la Banque d’État qui ne pouvait ignorer l’affectation illégale donnée en
réalité aux crédits qu’il accordait et qui, consulté sur la prime de 3 000 roubles
à octroyer au directeur de la fabrique, à l’occasion de l’accomplissement avant
terme du plan annuel, avait fourni un avis favorable. Mais le chef du service
économique de la Sûreté ne voulut pas prendre l’initiative de cette arrestation ;
Knapp hésita à l’ordonner ; si tous les administrateurs du rayon allaient
en prison, ne pourrait-on pas lui demander s’il avait dormi jusqu’à ce jour ?
Le directeur de la Banque, en apprenant l’arrestation de son copain, le
directeur de la fabrique, rédigea contre lui une dénonciation écrasante, qui se
référait d’ailleurs à une autre dénonciation, hypocrite celle-là, de beaucoup
antérieure, destinée à passer inaperçue. Ce malin prenait ses précautions. Knapp
le félicita. Trotskystes, sionistes, croyants, pêcheurs, ouvriers de fabrique, administrateurs
et directeurs d’entreprises, cela fit en trois jours plus d’une centaine de
détenus à caser en surnombre… Une centaine de femmes apportaient des paquets de
vivres au guichet de la Sûreté. De neuf heures du matin à sept du soir, elles
attendaient, patientes, en longue file collée au mur sur la place et toute la
ville parlait d’elles sans étonnement. Oui, on arrête, on arrête toutes les
nuits, ah, ce n’est pas fini, c’est comme l’année dernière à pareille époque, vous
en souvenez-vous, les affaires de sabotage du ravitaillement, de la répartition,
de la pêche, on coffrait du monde, ce qu’on en coffrait toutes les nuits, ah !
« Tchernoé ? disait Knapp, un vrai poste de combat… »
… Le plus à plaindre en tout ceci, quant au
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