S'il est minuit dans le siècle
service, ce fut le gardien-chef de la Sûreté. Ses locaux,
caves et cellules, appropriés à cinquante détenus en contenaient l’avant-veille
deux cent vingt-sept. Où caser les cent nouveaux prisonniers, où ? Et il y
avait les consignes d’isolement, en aucun cas ceux-ci ne pouvaient être mis
avec ceux-là… Le commandant s’affola.
– Où vous voudrez, lui cria durement Knapp, noyé dans
le dossier fabrique-banque, mais vous êtes responsable de tout. Rompez.
Le commandant eut une idée. L’ancienne écurie, transformée
en garage, ne contenait que deux vieilles machines hors d’usage ; cinquante
types y dormiraient pas plus mal qu’ailleurs, sur la dure, en attendant d’être
transférés à la prison. L’écurie était une sorte de hangar en vieilles planches,
isolé au milieu des dépendances de la Sûreté, et entouré de barbelés pour que
les chauffeurs n’y pussent venir voler l’essence… N’y logeraient bien entendu
que les prisonniers tranquilles, ceux qui ne s’évadent ni ne se battent : les
politiques, les administrateurs, les croyants, gens sages.
… Rodion, en entrant dans cette nouvelle prison, la trouva
pleine de monde. Des travailleurs singulièrement propres et calmes étaient assis
par terre autour des deux vieilles voitures : C’étaient les chrétiens, baptistes,
flagellants, castrats… Rodion n’eut pas à les bousculer, si peut que ce fût, car
ils s’écartèrent poliment pour lui faire place. Il alla se coucher sous l’une
des Ford, le long de la paroi en planches. Il eut pour voisin, à gauche un
jeune Juif, à droite un pêcheur barbu, d’une quarantaine d’années, dont les
vêtements ne sentaient ni la saumure ni les entrailles de poisson. Le jeune
Juif se présenta :
– Déporté sioniste. Et vous, camarade ?
Le pêcheur barbu, interrogé à son tour ne répondit pas, mais
tout son visage s’éclaira d’un sourire et il hocha longuement la tête. On est tous
des hommes, n’est-ce pas ? du moins Rodion le comprit ainsi, qui n’insista
pas.
– Qu’est-ce que Sion ? demanda-t-il rêveusement.
– La lumière sur la montagne, fit le jeune Juif
gravement, l’espoir, le salut, la résurrection du peuple d’Israël, notre
socialisme attendu depuis la dispersion…
La nuit se fit, qu’ils conversaient encore. Les murmures
dans le garage s’éteignirent peu à peu. Un moteur ronfla, tout près, derrière
la cloison en planches, qui parut à Rodion extrêmement mince, après les murailles
de la cave. Levant un peu la tête, il colla son œil à la jointures de deux
planches et vit distinctement la nuit, le bord d’un toit, un peu de ciel
merveilleusement sombre et clair… Il se recoucha, immobile, les bras sous la
nuque, en proie à un trouble immense. Que la vaste nuit était proche !… Le
froid de la terre entrait dans ses épaules. Il étendit le bras, le long de la
paroi et du bout des doigts sentit le sol friable au bas des planches. Terre
molle, cendre, ses doigts la creusèrent d’eux-mêmes. Couché sur le côté, sa
main devint comme une bête rusée, qui creusa la terre avec ardeur, tout près de
la tête du pêcheur à la barbe rousse, maintenant endormi, les lèvres
entrouvertes et faiblement murmurantes : car le Silencieux ne s’évadait du
silence qu’à travers le sommeil. Rodion le regardait et Rodion creusait : voici
que sans effort sa main passait de l’autre côté, s’y ouvrait. La nuit libre, étoilée,
lui rafraîchit la paume… À partir de cet instant Rodion cessa de penser, comme
s’il avait fermé les yeux sur lui-même, mais tout son être ne fut plus que
lucidité comme s’il avait ouvert sur la réalité d’autres yeux de chair longtemps
fermés… Sa main baigna dans l’air éblouissant ; puis elle saisit
prestement le tranchant de la planche qui céda sous la pression ; Rodion l’ébranla
doucement, irrésistiblement, sans un bruit. De vieux clous rouillés sortirent
de leurs alvéoles : il le devina. Ses mouvements étaient sûrs. À plat
ventre, le menton sur la terre, le front formant bélier, il pesa dans le noir
sur les planches ; elles craquèrent, mais des dormeurs geignaient, un se
leva pour aller pisser bruyamment dans le tonneau. Rodion poussa plus fort pour
que le second craquement se confondît vite avec ce glou-glou de fontaine. La
planche se détachait, il la retint des deux mains, la nuit lui jeta sa fraîcheur
au visage. Il regarda autour de lui. L’arrière d’une
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