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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Ford le couvrait à demi. Le
jeune Juif dormait, non, il feignait de dormir, ayant entendu, ayant compris. Ses
paupières closes tremblaient, son souffle était oppressé. Rodion lui devina la
sueur au front, aux narines. « Adieu camarade », lui dit Rodion en
lui-même. Les routes de Sion passent par des prisons sans nombre, comme celles
du prolétariat… De l’autre côté, Rodion rencontra le regard bien éveillé du
Silencieux.
    – Ferme les yeux ! Dors ! lui souffla Rodion
avec une autorité désespérée.
    Le Silencieux fit non d’un
presque imperceptible mouvement des paupières. Rodion eut peur. Le Silencieux, couché,
se tourna vers lui de tout son grand corps ; il étendit la main, saisit la
planche déclouée, l’écarta, fit de la tête un signe : Va.
    – Viens, murmura Rodion.
    La barbe, cette fois, remua un peu. Non. Pourquoi fuirai-je ?
Que fuir ? Mais toi, puisque la nuit fraîche t’appelle, va. Suis le désir
de ton cœur, que Dieu te soit en aide ! Cette pensée n’était que silence, mais
elle perçait le silence. Rodion entra en rampant dans l’ouverture faite par l’écart
de la planche. Le Silencieux maintenait d’une main la planche de l’autre
poussait Rodion dans les reins. La terre – absolument noire – l’air de la nuit
dans les narines, dans les oreilles, dans la poitrine le martèlement régulier
du cœur. Une vive douleur au ventre, – aïe, – la sensation du barbelé. La main
du Silencieux, mue par une divination, se glissait sous lui, le délivrait, le
protégeait… Rodion, dehors, se redressa d’abord sur les genoux. Les constructions
voisines découpaient sur un ciel tout ruisselant de cristaux des angles absolument
noirs. Silence total. Rodion courut, sauta un mur, fila, ombre intelligente, sous
une tourelle où veillait un soldat, et tout à coup s’emplit les poumons d’une
fraîcheur inouïe… La courbe des Eaux-Noires luisait à ses pieds, entre la ligne
des roches et la ligne des bois, au commencement de tout.
    Galia se levait la première, au point du jour, pour
casser le bois, aller chercher l’eau à la rivière, allumer le poêle, étendre
sur les cordes le linge lavé la veille, nettoyer le poisson, cuire le pain, préparer
la journée… Les cheveux serrés sous le bandeau rouge, elle sortit, mince, blême
de visage, dans sa casaque flottante, une hachette à la main. Au ciel pâlissaient
les dernières étoiles. Des ombres bleues se dissipaient sur la terre. Le
bandeau rouge de la jeune femme fut une couleur unique dans un univers inondé
de clarté. Elle portait cette couleur, elle ne la voyait pas. Heure de la gorge
serrée, des bras froids, première solitude du jour. Il faut vivre. Casser le
bois, porter l’eau, même avec ce cœur transpercé, cette faible nausée, ces
paupières gonflées, parce qu’elle se réveillait au milieu de la nuit pour
penser à Dimitri et pleurer sur elle-même en pensant à Dimitri. Elle choisit
une bûche de bouleau, la planta d’aplomb sur le sol, leva la hachette… Au fond
de l’enclos, dans les buissons quelqu’un bougea. Un curieux petit sifflement
bas appela. Et Galia vit réellement que Dimitri lui faisait signe. Sa bouche se
crispa. Ce n’était que Rodion.
    – Galia, je me suis sauvé ! Je ne sais pas comment
ça s’est fait. Elkine, on va sûrement l’envoyer à Moscou. N’espère rien : avec
eux, il ne faut jamais espérer, prends courage. Moi, j’ai faim, trouve-moi à manger.
Je vais marcher trois ou quatre jours par la steppe et les bois, jusqu’aux
Eaux-Blanches. Je prendrai par le plus long, car on va me poursuivre. Vite, Galia,
je n’ai pas une minute, j’ai faim, faim.
    Il y avait une trépidation joyeuse dans sa voix.
    Il attendit dans les buissons, pendant que Galia descendait
au sous-sol. De seconde en seconde, la netteté se faisait plus grande en lui,
comme sur la terre. Galia revint, les mains pleines de richesses : du pain,
des oignons, du poisson sec, une pomme verte, des allumettes, un couteau, dix
roubles, tout ce qu’elle avait.
    – Tiens, voilà le passeport de mon frère… Pars vite, avant
qu’il ne fasse grand jour… Tâche de passer le gué avec les bûcherons…
    Elle lui remplissait les poches, heureuse de le toucher. Il
se sentit comblé par un bonheur encore immérité, qu’il payerait plus tard.
    – Galia, je ferai…
    – Que feras-tu, Rodion ?
    Tendue, toute droite, elle le regardait avidement, la bouche
ouverte, sombre, les yeux

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