Sir Nigel
ainsi que Nigel, à l’âge de vingt-deux
ans, avec son cœur de lion et le sang de cinquante guerriers
bouillonnant dans ses veines, passait encore de mornes journées à
réclamer son épervier avec des leurres, à dresser des chiens de
chasse ou les épagneuls qui partageaient avec la famille la grande
salle de terre battue du manoir.
Jour après jour, la vieille dame l’avait vu
grandir en force et devenir un homme. De petite stature, il
possédait des muscles d’acier et une âme ardente. De toutes parts,
de la salle d’armes de Guildford Castle jusqu’à la lice de Farnham,
on rapportait à la douairière les récits des prouesses de son
petit-fils, vantant son audace comme cavalier, son courage
débonnaire et son adresse dans le maniement des armes. Mais celle
dont l’époux et le fils avaient trouvé une mort sanglante refusait
la pensée que le dernier des Loring, unique bourgeon de cette
célèbre vieille souche, pût subir le même sort. Le garçon
supportait d’un cœur désabusé et avec le sourire les journées sans
événements, à l’entendre toujours différer le moment qu’elle
redoutait tant, en lui demandant d’attendre que la récolte fût
meilleure, que les moines de Waverley eussent rendu ce qu’ils
avaient pris, que l’héritage de son oncle lui permît d’entretenir
ses troupes, bref en alléguant tous les motifs qu’elle pouvait
imaginer pour le garder.
D’ailleurs la présence d’un homme était
nécessaire à Tilford, car la lutte n’avait jamais cessé entre
l’abbaye et le manoir, et, sous le premier prétexte venu, les
moines cherchaient toujours à amputer un peu plus le domaine de
leurs voisins. Par-delà la rivière serpentant au milieu des verts
pâturages s’élevaient les sombres murs gris de l’abbaye, avec sa
petite cour carrée et sa cloche sonnant chaque heure du jour et de
la nuit, telle une voix lourde de menaces tonnant dans la direction
du modeste manoir.
C’est au cœur même du grand monastère
cistercien que s’ouvre cette chronique du temps passé qui déroule
l’histoire des dissensions entre les moines et la maison de Loring
et en rapporte les conséquences : les dernières sont l’arrivée
de Chandos, l’étrange combat à la lance sur le pont de Tilford et
les actions qui conférèrent à Nigel la renommée sur le champ de
bataille. Remontons donc ensemble le temps, et contemplons cette
verdoyante Angleterre : colline, plaine, rivière sont telles
qu’on peut les voir encore aujourd’hui, mais les personnages, si
semblables à nous-mêmes, sont pourtant si différents dans leur
façon de penser et d’agir qu’on pourrait les croire venus d’un
autre monde.
Chapitre 2 COMMENT LE DIABLE S’EN VINT À WAVERLEY
On était au premier jour de mai, fête des
saints apôtres Philippe et Jacques, et en l’an de grâce 1349 de
Notre-Seigneur.
De tierce à sexte, et de sexte à none, l’abbé
de la maison de Waverley s’était trouvé assis dans son bureau à
s’occuper des nombreux devoirs qui lui incombaient. Tout autour de
lui, dans un rayon de plusieurs lieues, s’étendait le fertile et
florissant domaine dont il était le maître. Au milieu se dressait
l’imposante abbaye avec la chapelle, les cloîtres, l’hospice, la
maison du chapitre et celle des frères, bâtiments qui grouillaient
de vie. Par les fenêtres ouvertes, on entendait le bourdonnement
des voix des frères qui déambulaient dans les promenoirs en
poursuivant quelque pieuse conversation. À travers tout le cloître
roulait, montant et descendant, un chant grégorien que le maître de
chapelle faisait répéter au chœur ; dans la salle capitulaire
tonnait la voix stridente du frère Peter qui exposait aux novices
la règle de saint Bernard.
L’abbé John se leva pour détendre ses membres
engourdis. Il regarda au-dehors vers les pelouses vertes du cloître
et les lignes gracieuses des arcs gothiques qui entouraient un
préau couvert pour les frères, lesquels, deux par deux, vêtus de
bure blanche et noire, la tête inclinée, en faisaient le tour.
Certains, plus studieux, avaient emporté de la bibliothèque des
ouvrages enluminés et étaient assis dans le soleil chaud, avec
leurs godets de couleurs et leurs feuilles à tranche dorée devant
eux, les épaules arrondies et le visage enfoui dans le vélin blanc.
Il y avait aussi le sculpteur sur cuivre avec son burin et son
gravoir. L’étude et l’art n’étaient pas de tradition chez les
cisterciens
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