Souvenir d'un officier de la grande armée
s’organisaient à la hâte pour sauver Paris du pillage. Je savais que le régiment était sorti de Paris, je n’avais plus à craindre que les armes que je donnais fussent employées contre lui. C’est ce qui m’avait fait tant tenir à leur conservation. De son côté, le capitaine que j’avais installé dans le corps de garde ne voulut plus en donner à tous ceux qui se présentaient. Il fallait être de l’arrondissement, et être connu par un citoyen honorable pour en obtenir. Je lui dis souvent : « N’armez pas les prolétaires, maintenant que tout est fini. Ils pourraient continuer la révolution pour leur compte, et nous livrer à l’anarchie démagogique. » Les rapports que j’eus avec ce capitaine et avec plusieurs autres officiers, qui vinrent le seconder, furent très agréables.
Pendant cette tourmente, le détachement, laissé la veille pour la garde de la prison de Montaigne, rentra en ordre, mais désarmée. Ce fut en vain que le capitaine Chardron, qui le commandait, observa aux insurgés que sa mission était d’empêcher les malfaiteurs qui s’y trouvaient renfermés de se répandre dans Paris, pour commettre des délits et peut-être des crimes ; il ne put parvenir à faire comprendre à un de ces derniers attroupements, moins prudent que plusieurs autres qui l’avaient précédé, les motifs qu’il avait pour tenir à la conservation de ses armes. Il ne fut pas écouté. Il dut céder. Résister eut été une folie, quand tous se soumettaient autour de lui. Cependant, il ne le fit que sur mon invitation. Une fois parti, les prisonniers sortirent, et répandirent bientôt dans les rues la consternation. Le premier usage qu’ils firent de leur liberté, ce fut d’aller chez le capitaine qui avait ordonné de faire feu sur eux, pour l’assassiner. Heureusement qu’il put s’échapper par une porte de derrière de son appartement, et se réfugier dans une maison où on ne le vit pas entrer.
À la caserne, j’étais resté, seul officier, pour maintenir les soldats dans la ligne de leur devoir, les protéger et leur faire connaître la nouvelle position où ils allaient se trouver. Je pensais les avoir convaincus, mais le démon de la discorde et de l’insubordination vint détruire l’effet de mes paternelles recommandations. « Nous n’avons plus d’armes, plus de drapeau, plus de gouvernement, nous sommes donc libérés du service, et maîtres de nos actions. Vive la liberté, et au diable l’obéissance et la discipline ! » Et au même instant ils se précipitèrent tous vers la porte, pour sortir. Vainement je m’y opposai, les liens de la soumission aux lois étaient brisés, ma voix et mon grade méconnus. Je dus céder à cette autre rébellion. À six heures du soir, je sortis de la caserne. Tout ce qui arrivait depuis trois jours m’avait brisé le cœur ; je doutais encore, après être sorti de cette caserne où mon pouvoir était si fort, quelques heures auparavant, qu’un trône si haut placé dans l’opinion des peuples venait de s’écrouler, qu’un roi si puissant était déchu, sa couronne brisée, et lui-même peut-être en fuite pour éviter la colère d’une grande nation irritée. Quand je songeais à tout cela, j’en avais des vertiges, une espèce de fièvre dévorante.
Mon beau-frère, M. Kellermann, bibliothécaire à l’École des ponts et chaussées, était venu me prendre à la caserne, peu avant que j’en sortisse. Sa présence me fit du bien. J’avais besoin d’être plaint, consolé, de recevoir des témoignages d’amitié pour chasser de ma pensée les impressions de la journée. Elles étaient douloureuses. Je ne pouvais que voir, avec plaisir, la France recouvrant la plénitude de ses droits politiques, mais le choc avait été trop violent, trop extraordinaire, pour que ma raison n’en fût pas ébranlée, et pût apprécier à première vue tous les avantages qu’une pareille secousse devait amener. Je craignais la guerre civile, le triomphe des prolétaires, l’institution d’une république, la guerre étrangère, enfin tous les maux qu’engendrent l’anarchie et le triomphe des partis extrêmes.
Mon beau-frère dîna chez moi, où il y avait une pension bourgeoise qui nous fournissait tout ce dont nous avions besoin. Il me donna des détails sur les événements des trois jours, que j’ignorais complètement. Pendant le dîner une dame, jeune et jolie, mais que je ne connaissais pas assez pour
Weitere Kostenlose Bücher