Souvenir d'un officier de la grande armée
raconté un peu d’Espagne et d’Asie ; j’ai travaillé à la défense de l’esprit français contre le germanisme ; j’ai magnifié la Lorraine. Eh bien ! j’ai vu mon père s’enchanter à Charmes, toute sa vie, des images qu’il avait rapportées d’un voyage qu’il fit, vers 1850, en Algérie, en Tunisie et à Malte. Ma piété pour l’armée, pour le génie de l’Empereur et pour la gloire, semble prolonger les émotions qu’a connues mon grand-père et l’éblouissement que lui laissèrent, au milieu de ses misères de soldat, certaines matinées d’Espagne et de Portugal. Ses expériences demeurent la racine maîtresse qui a nourri mes livres d’une sève dont le romantisme latent était d’avance résorbé par son robuste sens de la vie. Enfin, si j’ai tant parlé, peut-être avec excès (du moins parfois mes meilleurs amis m’en ont plaisanté), des choses que j’ai vues dans l’horizon de Charmes, je suivais l’exemple de mon arrière-grand-père Barrès (le père de l’auteur de ces Souvenirs), qui a publié une monographie du canton où lui-même vivait ( Description topographique du ci-devant canton de Blesle, au Puy, an IX). De toutes les idées auxquelles je me suis voué, aucune n’est plus ancrée en moi que la sensation de ma dépendance familiale et terrienne. J’ai ma vie propre, certes, mais limitée dans mes quatre saisons et attachée à une collectivité plus forte.
Ainsi je songe, au cimetière, près de la tombe de mes parents. Quelques hauts peupliers décorent ce champ du repos et je les regarde frissonner sous le vent. Dans la campagne au loin, le même coup de vent met en émoi les bois des côtes et les vergers de mirabelliers. Chacun de nous est pareil à l’une quelconque de leurs feuilles. Ardeur pour conquérir un surcroît de sève et de lumière, et puis, soudain, le détachement et la mort.
Je publie les Mémoires de J.-B. Barrès pour qu’ils servent de préface et d’éclaircissement à tout ce que j’ai écrit. Un jeune homme est arraché, déraciné, par les secousses de la Révolution, d’une petite ville où les siens vivaient, à leur connaissance, depuis cinq siècles. Il parcourt le monde, il amasse des thèmes qui devaient d’autant plus le frapper qu’il appartenait à une race immobile, et puis, pour finir, il vient se réenraciner au sein d’une famille lorraine dans une petite ville, toutes pareilles à sa propre famille et à sa ville natale. Voilà mon grand-père, voilà les origines de la poignée d’idées et de sentiments où je me tiens avec tant de monotonie.
* * * *
Né à Blesle, en Auvergne, en 1784, mon grand-père J.-B. Barrès repose à Charmes, en Lorraine, sous une pierre de grès vosgien, datée de 1849. C’est le seul déplacement que je sache que ma famille ait accompli depuis le quinzième siècle. De père en fils, nous avons voulu « naître, vivre et mourir dans la même maison », dans cette petite ville de Blesle, où, notaires et médecins, nous remontons jusqu’à un Pierre Barrès dont le savant M. Paul le Blanc possédait un titre, daté de 1489. Avant ce Pierre Barrès, nous étions à Saint-Flour, où un autre Pierre-Maurice Barrès joue un rôle durant la guerre de Cent ans, et, loin dans le temps, nous venions de ce vieux « pays de Barrès » le pagus Barrensis des cartulaires mérovingiens, que jalonnent Murrat-de-Barrès, Lacapelle-Barrès, Mur de Barrès, Lacroix Barrès, et dont vraisemblablement nous avons reçu notre nom. Ce gîte séculaire, ce réduit du Plateau Central, mon grand-père l’a échangé contre un abri non moins ancien, quand il est venu prendre place au foyer d’une famille lorraine aussi sédentaire que la sienne. Ah ! « du temps que les Français ne s’aimaient pas », quand mes jeunes camarades de la Revue blanche demandaient à Herr, le fameux bibliothécaire de l’École normale, qu’il rédigeât en leur nom, contre moi, une bulle d’excommunication, ils eurent bien de la divination de me flétrir comme le produit typique des petites villes françaises. J’ai le bonheur d’être cela.
Je n’ai pas connu mon grand-père. Il est mort treize années avant ma naissance, mais beaucoup de vieilles personnes m’ont parlé de lui, dans Charmes, qui se rappellent ses manières, aimables, un peu sévères et cérémonieuses.
Nos petites villes de l’Est regorgeaient alors d’anciens officiers de la Grande Armée. À Charmes, dans le même temps,
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