Souvenir d'un officier de la grande armée
défense, et distribuai les officiers et les soldats sur tous les points nécessaires, soit pour éviter toute surprise, soit pour repousser toute attaque de vive force. Je défendis expressément de commander le feu, et de rien faire sans avoir pris mes ordres.
Au cours de cette nuit, j’eus des nouvelles des deux autres bataillons et quelques détails sur leurs opérations de la journée. Le sang avait coulé dans le premier, malgré toutes les mesures prises pour éviter ce malheur. Il en coûtait tant de faire feu sur ses concitoyens, et de défendre, par de si cruels moyens, une cause réprouvée par tous les hommes amis de leur pays, qu’il fallut des motifs bien puissants pour porter le colonel Perrégaux, un des militaires les plus humains que j’aie connus, à sortir de la ligne de modération qu’il s’était tracée. Voici comment la chose advint.
Le premier bataillon était depuis plusieurs heures à l’entrée de la rue de la Monnaie, sur le prolongement du Pont-Neuf, gardant les quais et cette rue, lorsqu’il reçut l’ordre d’aller dégager un bataillon de la garde royale et deux pièces de canon, qui se trouvaient bloqués dans le marché des Innocents. Il suivait en colonne les rues de la Monnaie et du Roule, sans résistance, franchissant les barricades sans opposition, les habitants s’empressant de se rendre aux prières et à la puissance des raisons que le colonel donnait pour remplir sa mission, sans effusion de sang. « Retirez-vous, leur criait-il, je ne tirerai point sur vous ; jamais ma bouche ne donnera de semblables ordres. » On répondait : « Vive le colonel, vive le dieu de la prudence ! » Mais arrivé à la rue Saint-Honoré, il n’en fut plus de même ; on parlementa en vain, on ne put s’entendre. Dans la chaleur de la discussion, survint un officier de gendarmerie et quelques gendarmes qui, placés entre les 1 er et 2 ème pelotons, firent feu avec leurs pistolets contre les défenseurs des barricades placées aux points d’intersection des quatre rues. Dès lors tout fut perdu, une vive fusillade s’engagea de part et d’autre, les barricades furent enlevées à la baïonnette, et le bataillon se trouva bientôt sur le marché de la rue des Prouvaires. Là, la résistance fut si vigoureuse que, malgré la bonne contenance et l’extrême bravoure des troupes, on fut forcé d’aller reprendre en combattant la position d’où on était parti. Cette affaire coûta la vie à un lieutenant (M. Mari) et à huit soldats ; deux officiers et vingt soldats furent grièvement blessés. Un sergent fut tué d’un coup de pistolet par une mégère, qui sortit d’une allée pour commettre ce guet-apens. Le colonel fut longtemps le point de mire des tireurs embusqués, mais sa bonne étoile ne voulut pas qu’il soit atteint au corps, ses habits seuls furent troués. Son cheval reçut cinq balles, et s’abattit avec son cavalier, en passant par-dessus une barricade, qu’il franchit en avant des carabiniers.
Pendant ce temps, le 3 ème bataillon, placé sur le marché aux fleurs, y resta toute la journée dans une position aussi critique que les deux bataillons, mais n’ayant point d’ennemis armés devant lui. Le commandant Maillard reçut par trois fois l’ordre du général Taton en personne, de faire feu sur les aboyeurs qui l’entouraient. Il refusa avec fermeté, en disant qu’il ne le ferait qu’autant qu’on tirerait sur lui. Le général se retira furieux, la menace à la bouche, et le cœur rempli de vengeance. Grâce à la prudence et au grand sang-froid du commandant, ce même général et les bataillons de la garde, qui occupaient l’Hôtel de Ville et la place de Grève, purent dans la nuit opérer leur retraite avec sécurité. Si le commandant avait obéi aux ordres irréfléchis du général, il aurait infailliblement perdu la position : toutes les croisées de ce marché étaient pourvues d’hommes armés, qui auraient tiré à coup sûr ; le bataillon aurait été décimé, la place perdue, et les communications entre la Grève et les Tuileries interceptées.
À deux heures du matin, les deux bataillons purent bivouaquer dans le jardin des Tuileries. À cette heure, le drapeau tricolore flottait sur les neuf dixièmes de Paris.
29 JUILLET
Le jour me trouva prêt à me défendre, si j’étais attaqué brutalement, comme le succès de la veille devait me faire craindre, mais je pensais aussi que quelque moyen se
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