Souvenir d'un officier de la grande armée
directe ; on l’entendra raconter ses batailles et ses fatigues ; on connaîtra son profond sentiment du devoir et de l’honneur, un sentiment dont l’expression n’a jamais rien de lyrique ni de théâtral, mais si clair et si vrai ! En 1815, on le verra en demi-solde. La morgue des émigrés à leur retour, et les offenses que certains d’entre eux avaient la folie de prodiguer à des hommes dont la noblesse et la vertu venaient de conquérir des titres aussi beaux que ceux des croisades, mon grand-père les décrit, dans une multitude de petits traits, qu’il n’était pas dans le programme de Balzac de recueillir, mais dignes de ce grand historien des mœurs, et qui font toucher du doigt l’extrême difficulté où se heurte chez nous une restauration monarchique. Le roi est revenu en 1815 avec un titre et un prestige certains : il représentait l’autorité dont tous avaient besoin. Mais à quelle utilité répondait cette multitude de nobles, réduits à reconquérir un à un, par leur fierté et leur savoir-faire, le rang que dans leur imagination seule ils continuaient d’occuper ? Le chef, c’est l’homme dont chacun a besoin, et il est d’autant plus le chef que chacun se sent plus incapable de le remplacer. J.-B. Barrès nous aide à comprendre que les Français de 1815 n’avaient aucune idée de l’emploi qu’il pouvaient faire de ducs, de marquis, de comtes et de vicomtes, et c’est bien cet embarras de leur propre personnage qui invitait ceux-ci à des actes insupportables de fierté, dont ils n’auraient pas eu l’idée, j’imagine, au milieu d’un consentement unanime et dans une réelle activité. La révolution de 1830 fut moins un soulèvement de la France contre son roi que de chaque Français contre un ci-devant. Enfin arrivent son mariage, puis sa retraite et son installation dans la famille de sa femme, et alors nous recueillons ses dernières paroles, sa philosophie de la vie et la morale de la fable. C’était un soldat de la Grande Armée, un de ces hommes grandioses et simples, un éternel trésor pour notre race.
Voilà quel exemplaire humain mettaient au jour les petites villes de France, à la fin du dix-huitième siècle. On n’a jamais possédé un instrument plus solide et plus efficace pour les œuvres de la grande civilisation. Tandis que la haute société, Versailles et Paris avaient perdu leur équilibre intérieur, quel beau type d’homme produisaient encore nos provinces, un type où les énergies physiques et morales sont toujours prêtes à se déployer sans violence ! Nulle inquiétude, nulle attente, jamais d’ennui, aucun mal du siècle, mais une plénitude de force paisible. Personne, à moins de lire de telles pages, ne peut imaginer qu’on ait vécu une vie aussi variée, si dangereuse, si voisine du plus grand génie, et qu’on soit demeuré cet esprit exact, sensible et sévère, d’une harmonie parfaite.
Ce n’est pas que J.-B. Barrès se soustraie au don que l’Empereur possédait d’enlever les âmes. Lisez son récit de la scène qu’il vit, la veille d’Austerlitz, quand, au bivouac où son bataillon sommeillait, soudain Napoléon apparut dans la nuit, tenant à la main une lettre : « Un de nous prit une poignée de paille et l’alluma pour faciliter sa lecture. De notre bivouac il fut à un autre. On le suivit avec des torches allumées en criant : « Vive l’Empereur ! » Ces cris d’amour et d’enthousiasme se propagèrent dans toutes les directions comme un feu électrique ; tous les soldats, sous-officiers et officiers se munirent de flambeaux improvisés, en sorte que, sur des lieues, en avant, en arrière, ce fut un embrasement général et que l’Empereur dut en être ébloui. » Voilà ce que vit mon grand-père : le génie enveloppé par les flammes de l’enthousiasme et de l’amour. Et le lendemain, alors qu’avec ses camarades de la Garde, J.-B. Barrès gravissait les hauteurs du plateau pour entrer dans la bataille au cri de « Vive l’Empereur ! » l’Empereur lui-même les aborda. « Après nous avoir fait signe de la main qu’il voulait parler, il nous dit d’une voix claire et vibrante qui électrisait : « Chasseurs, mes gardes à cheval viennent de mettre en déroute la Garde impériale russe. Colonels, drapeaux, canons, tout a été pris. Rien n’a résisté à leur intrépide valeur. Vous les imiterez. » Il partit aussitôt, pour aller faire la même communication aux
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