Souvenir d'un officier de la grande armée
bréviaire d’énergie. Vigny parle encore avec répugnance d’un sentiment qui s’était développé autour de Napoléon et qu’il appelle le séidisme : l’idée que tout irait bien, si l’on était fidèle au chef, qu’on serait alors favorisé de grades, de croix, de dotations, de titres. Senancour compare l’Empereur à un conquérant asiatique, qui tient à ce que tout le monde soit à son rang, les chevaux, les chars d’assaut, les guerriers, les prêtres, etc. Pour les ouvriers mêmes de l’incomparable épopée, la réalité compte seule, et s’il y a du frémissement, ce n’est que dans le danger affronté, dans la discipline acceptée, dans l’accomplissement de la tâche quotidienne. Vingt ans après, c’est autre chose. Vers 1827, le mirage est formé, et le passé prend une valeur d’excitation. Le prestige est établi. Le soleil romantique a monté dans le ciel des imaginations, avec son efficace et toutes ses nuisances.
Eux-mêmes, les fils des soldats ne divinisent pas immédiatement le César. Leur premier regard fut plutôt un peu scandalisé. L’intermède venait d’être si cruel : la France saignée à blanc, les Alliés lui imposant une loi qu’elle semblait avoir oubliée ! Voyez quel retard mettent à se romantiser, dans l’imagination de Victor Hugo, les états de service de son père ! Il vit d’abord des images de sa mère. Il s’offre à relever la statue d’Henri IV, il célèbre Quiberon, la Vendée. Son père a capturé Fra Diavolo, a été l’aide de camp du roi Joseph en Espagne, s’est promené glorieusement en Prusse, en Autriche ; eh bien ! le jeune poète se prête plus volontiers à l’influence de son beau-frère, M. Foucher, simple rond de cuir, chef de bureau au ministère de la Guerre, un embusqué. Il ne voit pas ce que les hommes d’Après la bataille et du Cimetière d’Eylau peuvent lui offrir, jusqu’au moment où le général Hugo lui fait passer ses Mémoires et l’invite à venir causer avec lui à Blois. Alors il s’enflamme, et dans le même temps toute sa génération. Cependant les combattants, il semble que le goût de l’action et un positivisme avant la lettre les maintinrent éloignés, jusqu’au bout, de toute espèce de transfiguration.
… Que ces vues nous éclairent sur les origines spirituelles des générations avec lesquelles nous avons fait le voyage de la vie, et qu’elles nous donnent un pressentiment de la mystérieuse influence que pourra exercer, dans dix ans, sur l’esprit français, la Grande Guerre dont nous venons d’être les témoins ! Des ferments, qui n’ont pas encore affleuré, se préparent pour nos fils, dans les tranchées recouvertes.
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Je publie ces Mémoires, à l’âge où mon grand-père acheva de les mettre au net. J’en corrige les épreuves, dans le lieu où il les recopiait. À Charmes, il achevait, il y a un siècle, son Itinéraire, et dans ce même horizon, je commence l’histoire de ma vie, mon itinéraire intellectuel. J’édite ses étapes, écrites à l’aube du dix-neuvième siècle pour les placer, comme une préface, en tête de tout ce que j’ai fait. Cependant, ce n’est pas dans une préoccupation étroitement personnelle ; je suis rassasié de moi-même, et j’ai cessé de m’intéresser à mes manières de sentir, qui me donnent du désagrément et m’emprisonnent depuis soixante ans : j’ai l’idée de publier ici un document qui appartient à la vie nationale. Ces sortes de mémoires constituent une pierre de la maison française. En les examinant avec un siècle de recul, je m’émeus de sentir ce modeste soldat en parfait accord avec tant d’âmes nobles qu’il n’a pas connues, qu’il n’était pas dans sa destinée de rencontrer, et qui pensaient à lui, elles et lui se coudoyant à son insu. Quand je lis ce que mon grand-père raconte de sa journée du Sacre, où il faisait la haie sur le passage de l’Empereur, je songe à ce que André-Marie Ampère écrivait, le même soir, après avoir vu le cortège impérial. La vue d’un drapeau tout en lambeaux, déchiré dans les guerres, et le « froid moins rude ce jour-là pour ceux qui sont sous les armes », voilà ce qui frappe ce grand homme, d’un si beau génie et d’une si noble sensibilité. Il a une pensée, d’inconnu à inconnu, pour mon grand-père ; et moi, après cent ans, j’éprouve pour André-Marie Ampère et son fils Jean-Jacques un mouvement d’amitié.
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