Souvenir d'un officier de la grande armée
je me vois un autre aïeul, le grand-père de ma mère, qui, lui aussi, avait fait les guerres de l’Empire, mais qui n’a pas laissé de Mémoires. C’est avec de tels hommes que causaient les Erckmann-Chatrian. Je suis sûr que, pour écrire leur Conscrit de 1813 , les deux romanciers lorrains ont eu à leur disposition des documents semblables à celui que je publie. Ils n’auraient eu qu’à prendre les premiers feuillets de J.-B. Barrès, ses étapes de jeune engagé du Puy à Paris, sa première vision du général Bonaparte dans la cour du Louvre, et son installation à la caserne de Rueil, pour ajouter un chef-d’œuvre à leur série nationale.
Ces retraités de la Grande Armée étaient très bien vus de la population lorraine. Elle les adoptait sans réserve. Né à Charmes d’un père qui y était né, tout entouré des parents de ma mère et de ma grand-mère, qui appartenaient, de temps immémorial, à cette petite ville, je n’ai jamais soupçonné, durant mon enfance, que je fusse relié à un autre terroir, et je ne vois pas non plus que mon grand-père, devenu veuf, ait songé à regagner le pays de son père. Il avait fait sien le pays de sa femme, et, une fois la copie de son Itinéraire achevée, il se mit à écrire successivement une histoire de la province d’Auvergne et une histoire du duché de Lorraine.
C’était un homme qui avait plus d’éducation que d’instruction, mais une très vive curiosité d’esprit. J’ai passé mes premières années de lecture à feuilleter ses livres et ceux qu’il achetait à son petit garçon, son fils unique, mon père. J’ai été formé par leur Walter Scott et leur Fenimore Cooper. Jadis, je pensais que son Itinéraire manquait de talent littéraire. Ce n’est plus mon avis. Mon grand-père raconte avec une parfaite clarté ce qu’il a vu, et parfois des choses charmantes. On croirait son attention tout enfermée dans les soins du service et dans l’horizon de son étape, mais çà et là une note nous révèle ce qu’il avait en outre dans l’esprit. J’aime sa gaieté quand, jeune soldat de vingt ans, au soir de la bataille d’Iéna, le hasard loge son escouade dans un pensionnat de demoiselles : « Les oiseaux s’étaient envolés, en laissant leurs plumes : les pianos, les guitares, une partie de leurs hardes, de charmants dessins, des gravures et des livres… » J’aime le souvenir qu’il garde d’une minute en Allemagne, au lendemain des jours effroyables de Leipzig : « J’ai vu dans le village d’Ober-Thomaswald, pour la seule fois de ma vie, une espèce de rosier dont le bois et la feuille sentaient la rose, comme la fleur elle-même, qui était fort belle. » Et cela me plait que, vieil homme, il ait maintenu, dans sa rédaction de Charmes, ce trait naïf qu’il trouvait dans son carnet de Friedland, un trait de l’éternel désir de paraître d’un jeune Français : « Nos bonnets à poil étaient devenus laids et hideux. On nous les remplaça. J’eus la satisfaction de tomber sur un oursinqui était aussi beau que ceux des officiers ! » Et il n’a pas que la sensibilité de l’imagination, mais la plus profonde, la plus noble, celle du cœur. À Lutzen, il écrit : « Nos jeunes conscrits se conduisirent très bien. Pas un ne quitta les rangs, et il y en eut qu’on avait laissés derrière, parce qu’ils étaient malades, qui arrivèrent pour prendre leurs places. Un de nos clairons, enfant de seize ans, fut de ce nombre. Il eut une cuisse emportée par un boulet et expira derrière la compagnie. Ces pauvres enfants, quand ils étaient blessés à ne pouvoir marcher, venaient me demander à quitter la compagnie pour aller se faire panser. C’était une abnégation de la vie, une soumission à leur supérieur, qui affligeait plus qu’elle n’étonnait. »
* * * *
Je m’arrête. Il ne s’agit pas que j’analyse cet Itinéraire , puisqu’on va lire les parties essentielles. C’est le Mémorial de toute une existence. Forcé d’en rayer une multitude de journées, j’en laisse assez pour que le lecteur accompagne J.-B. Barrès dans ses principales étapes. On verra le joyeux départ du jeune homme, quand il s’éloigne de la maison paternelle, à l’âge des plus vives curiosités ; on s’intéressera aux visions nombreuses qu’un chasseur de la Garde impériale eu nécessairement du Grand Homme, dont il lui fut donné en outre de recevoir à plusieurs reprises la parole
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