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Souvenirs d'un homme de lettres

Souvenirs d'un homme de lettres

Titel: Souvenirs d'un homme de lettres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alphonse Daudet
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dessous et praticables, très simples
comme on voit, de ce
Numa Roumestan
, qui me paraît le
moins incomplet de tous mes livres, celui où je me suis le mieux
donné, où j'ai mis le plus d'invention, au sens aristocratique du
mot. Je l'ai écrit dans le printemps et l'été de 1880, avenue de
l'Observatoire, au-dessus de ces beaux marronniers du Luxembourg,
bouquets géants tout pommés de grappes blanches et roses, traversés
de cris d'enfants, de sonnettes de marchands de coco, de bouffées
de cuivres militaires. Sa confection m'a laissé sans fatigue, comme
tout ce qui vient de source. Il parut d'abord dans
l'
Illustration
, avec des dessins d'Émile Bayard, logé près
de moi, de l'autre côté de l'avenue.
    Plusieurs fois par semaine, le matin, j'allais
m'instiller dans son atelier, lui racontant mon personnage à mesure
que je l'écrivais, expliquant, commentant le Midi pour ce forcené
Parisien qui en était encore au Gascon que l'on menait pendre et
aux chansonnettes de Levassor sur la Canebière. N'est-ce pas,
Bayard, que je vous l'ai joué, mon Midi, et mimé, et chanté, et les
bruits de foule aux courses de taureaux, aux luttes pour hommes et
demi-hommes, et les cantiques des pénitents aux processions de la
Fête-Dieu. Et c'est bien sûr vous ou l'un de vos élèves, que j'ai
mené boire du carthagène et manger des barquettes rue Turbigo,
« aux produits du Midi ».
    Publié chez Charpentier, sous une chère
dédicace qui m'a toujours porté bonheur et devrait figurer en tête
de tous mes livres, le roman eut du succès. Zola l'honorait d'une
flatteuse et cordiale étude, me reprochant seulement comme trop
invraisemblable l'amour d'Hortense Le Quesnoy pour le
tambourinaire ; d'autres après lui m'ont fait la même
critique. Et pourtant, si mon livre était à recommencer, je ne
renoncerais pas à cet effet de mirage sur cette petite âme
trépidante et brûlante, victime elle aussi de L'IMAGINATION.
Maintenant, pourquoi poitrinaire ? Pourquoi cette mort
sentimentale et romance, cette si facile amorce à l'attendrissement
du lecteur ? Eh ! Parce qu'on n'est pas maître de son
œuvre, parce que durant sa gestation, alors que l'idée nous tente
et nous hante, mille choses s'y mêlent draguées et ramassées en
route au hasard de l'existence, comme des herbes aux mailles d'un
filet. Pendant que je portais
Numa
, on m'avait envoyé aux
eaux d'Allevard ; et là, dans les salles d'inhalation, je
voyais de jeunes visages, tirés, creusés, travaillés au couteau,
j'entendais de pauvres voix sans timbre, rongées, des toux rauques,
suivies d'un même geste furtif du mouchoir ou du gant guettant la
tache rose au coin des lèvres. De ces pâles apparitions
impersonnelles, une s'est formée dans mon livre, comme malgré moi,
avec le train mélancolique de la ville d'eaux, son admirable cadre
pastoral, et tout cela y est resté.
    Numa Baragnon, mon compatriote, ancien
ministre ou presque, trompé par une similitude de prénoms, fut le
premier à se reconnaître dans Roumestan. Il protesta… Jamais on
n'avait dételé sa voiture !… Mais une légende, retour
d'Allemagne, la maladroite réclame d'un éditeur de Dresde eut
bientôt remplacé le nom de Baragnon par celui de Gambetta, je ne
reviens plus sur cette niaiserie ; j'affirme seulement que
Gambetta n'y croyait pas, qu'il fut le premier à s'en amuser.
    Dînant un soir chaise à chaise, chez notre
éditeur, il me demandait si le « quand je ne parle pas, je ne
pense pas » de Roumestan était un mot fabriqué ou entendu.
    « De pure invention, mon cher
Gambetta.
    – Eh bien, me dit-il, ce matin au conseil des
ministres, un de mes collègues, Midi de Montpellier, celui-là, nous
a déclaré
qu'il ne pensait qu'en parlant
… Décidément le
mot est bien de là-bas… »
    Et pour la dernière fois, j'entendis son grand
beau rire.
    Tous les méridionaux ne se montrèrent pas
aussi intelligents,
Numa Roumestan
me valut des lettres
anonymes furibondes, presque toutes au timbre des pays chauds. Les
félibres eux-mêmes s'enflammèrent. Des vers lus en séance
m'appelaient renégat, malfaiteur. « On voudrait lui battre
l'aubade, – les baguettes tombent des mains… » Disait un
sonnet provençal du vieux Borelly. Et moi qui comptais sur mes
compatriotes pour témoigner que je n'avais ni caricaturé, ni menti.
Mais non ; interrogez-les, même aujourd'hui que leur colère
est tombée, le plus exalté, le plus extrême Midi de tous prendra un
air

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