Souvenirs d'un homme de lettres
fit prendre et
mettre au mur, ayant voulu lui aussi tenter son petit retour de
l'île d'Elbe.
Mais laissons le livre d'histoire que je n'ai
pas fait, que je n'aurai peut-être jamais le temps d'écrire, pour
ce roman de
Numa
déjà vieux de plusieurs années et où tant
de gens de mon pays ont prétendu se reconnaître bien que chaque
personnage y soit de pièces et de morceaux. Un seul, et comme il
fallait s'y attendre, le plus cocasse, le plus invraisemblable de
tous, a été pris sur le vif, strictement copié d'après nature,
c'est le chimérique et délirant Bompard, méridional silencieux,
comprimé, qui ne va que par explosions et dont les inventions
dépassent toute mesure, parce qu'il manque aux visions de cet
imaginaire la prolixité de parole ou d'écriture qui est notre
soupape de sûreté. Ce type de Bompard se trouve fréquemment chez
nous, mais je n'ai bien étudié que le mien, aimable et doux
compagnon que je croise quelquefois sur le boulevard et à qui la
publication de
Numa
n'a pas causé la moindre humeur, car
avec le tas de romans en fermentation dans sa cervelle, il n'a pas
le temps de lire ceux des autres.
Du tambourinaire Valmajour, quelques traits
sont réels, par exemple le petit récit
Ce m'est vénu, dé
nuit
…, cueilli mot par mot sur sa lèvre ingénue. J'ai dit
ailleurs la burlesque et lamentable épopée de ce Draguignanais que
mon cher et grand Mistral m'expédiait un jour en ces termes :
« Je t'adresse Buisson, tambourinaire ; pilote-le »,
et l'innombrable série de fours que nous fîmes Buisson et moi, à la
suite de son galoubet, dans les salons, théâtres et concerts
parisiens. Mais la vraie vérité que je n'avais pu dire de son
vivant, de peur de lui nuire, aujourd'hui que la mort a crevé son
tambourin, pécaïre ! Et bouché de terre noire les trois trous
de son flûtet, la voici. Buisson n'était qu'un faux tambourinaire,
un petit bourgeois du Midi, clarinette ou piston de fanfare
municipale, ayant pour se distraire appris et perfectionné le
maniement du galoubet et de la
massette
des vieilles fêtes
paysannes de Provence. Quand il arriva à Paris, le malheureux ne
savait pas un air du terroir, ni aubade, ni farandole. Son
répertoire se composait exactement de l'ouverture du
Cheval de
Bronze
, du
Carnaval de Venise
et des
Pantéïns de
Violette
, le tout brillamment exécuté, mais manquant un peu
d'accent pour un tambourinaire garanti par Mistral. Je lui appris
quelques noëls de Saboly,
Saint José m'a dit, Turelure-lure le
coq chante
, puis
les Pêcheurs de Cassis, les Filles
d'Avignon
, et
la marche des Rois
que Bizet, quelques
années plus tard, orchestrait si merveilleusement pour notre
Arlésienne
. Buisson, assez adroit musicien, notait les
motifs à mesure, les répétait jour et nuit dans son garni de la rue
Bergère, au grand émoi de ses voisins que cette musique surette et
bourdonnante exaspérait. Une fois stylé, je le lâchai par la ville,
où son français bizarre, son teint d'Éthiopie, d'épais sourcils
noirs, aussi rejoints et drus que ses moustaches, en plus son
répertoire exotique, trompèrent jusqu'aux méridionaux de Paris qui
le crurent un vrai tambourinaire, sans que cela fît rien,
hélas ! Pour son succès.
Fourni tel quel par la nature, le type me
semblait compliqué, surtout en figure de second plan ; je le
simplifiai donc pour mon livre. Quant aux autres personnages du
roman, tous, je le répète, de Roumestan à la petite Audiberte, sont
faits de plusieurs modèles et comme dit Montaigne, « un
fagotage de diverses pièces ». De même pour Aps en Provence,
la ville natale de Numa, que j'ai bâtie avec des morceaux d'Arles,
de Nîmes, de Saint-Rémy, de Cavaillon, prenant à l'une ses arènes,
à l'autre ses vieilles ruelles italiennes, étroites et cailloutées
comme des torrents à sec, son marché du lundi sous les platanes
massifs du tour-de-ville, puis un peu partout ces claires routes
provençales, bordées de grands roseaux, neigées et craquantes de
poussière chaude, que je courais quand j'avais vingt ans, un vieux
moulin, et toujours sur le dos ma grande cape de laine. La maison
où je fais naître Numa est celle de mes huit ans, rue Séguier, en
face l'Académie de Nîmes, l'école des frères terrorisée par
l'illustre Boute-à-Cuire et sa férule marinée dans le vinaigre,
c'est l'école de mon enfance, les souvenirs de ma plus lointaine
mémoire. « Oiseaux de prime », disent les Provençaux.
Voilà les
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