Souvenirs d'un homme de lettres
l'Odéon, cette
curiosité et cette réclame ne m'ont guère rien laissé d'intéressant
à dire pour l'histoire de mon livre et m'ont mis en danger de
rabâchage. En tout cas cela m'a aidé à détruire une bonne fois la
légende, propagée par des gens qui n'y croyaient pas eux-mêmes, de
Gambetta caché sous Roumestan. Comme si c'était possible ;
comme si, ayant voulu faire un Gambetta, personne n’eût pu s'y
tromper, même sous le masque de Numa !
Le vrai est que pendant des années et des
années, dans un minuscule cahier vert que j'ai là devant moi, plein
de notes serrées et d'inextricables ratures, sous ce titre
générique, LE MIDI, j'ai résumé mon pays de naissance, climat,
mœurs, tempérament, l'accent, les gestes, frénésies et ébullitions
de notre soleil, et cet ingénu besoin de mentir qui vient d'un
excès d'imagination, d'un délire expansif, bavard et bienveillant,
si peu semblable au froid mensonge pervers, et calculé qu'on
rencontre dans le Nord. Ces observations, je les ai prises partout,
sur moi d'abord qui me sers toujours à moi-même d'unité de mesure,
sur les miens, dans ma famille et les souvenirs de ma petite
enfance conservés par une étrange mémoire où chaque sensation se
marque, se cliche, sitôt éprouvée.
Tout noté sur le cahier vert, depuis ces
chansons de pays, ces proverbes et locutions où l'instinct d'un
peuple se confesse, jusqu'aux cris des vendeuses d'eau fraîche, des
marchands de berlingots et d'azeroles de nos fêtes foraines,
jusqu'aux geignements de nos maladies que l'imagination grossit et
répercute, presque toutes nerveuses, rhumatismales, causées par ce
ciel de vent et de flamme qui vous dévore la moelle, met tout
l'être en fusion comme une canne à sucre ; noté jusqu'aux
crimes du Midi, explosion, de passion, de violence ivre, ivre sans
boire, qui déroutent, épouvantent la conscience des juges, venus
d'un autre climat, éperdus au milieu de ces exagérations, de ces
témoignages extravagants qu'ils ne savent pas
mettre au
point
. C'est de ce cahier que j'ai tiré
Tartarin de
Tarascon
,
Numa Roumestan
, et plus récemment
Tartarin sur les Alpes
. D'autres livres méridionaux y sont
en projet, fantaisies, romans, études physiologiques :
Mirabeau, Marquis de Sade, Raousset-Boulbon, et le
Malade
Imaginaire
que Molière a sûrement rapporté de là-bas. Et même
de la grande histoire, si j'en crois cette ligne ambitieuse dans un
coin du petit cahier :
Napoléon, Homme du Midi. –
synthétiser en lui toute la race.
Mon Dieu, oui. Pour le jour où le Roman de
mœurs me fatiguerait par l'étroitesse et le convenu de son cadre,
où j'éprouverais le besoin de m'espacer plus loin et plus haut,
j'avais rêvé cela, donner la dominante de cette existence féerique
de Napoléon, expliquer l'homme extraordinaire par ce seul mot très
simple, LE MIDI, auquel toute la science de Taine n'a pas songé. Le
Midi, pompeux, classique, théâtral, aimant la représentation, le
costume, – avec quelques taches en rigole, – dans le vent. Le Midi
familial et traditionnel, tenant de l'Orient la fidélité au clan, à
la tribu, le goût des plats sucrés et cet inguérissable mépris de
la femme qui ne l'empêche pas d'être passionné et voluptueux
jusqu'au délire. Le Midi câlin, félin, avec son éloquence emportée,
lumineuse, mais sans couleur, car la couleur est du Nord, – avec
ses colères courtes et terribles, piaffantes et grimaçantes,
toujours un peu simulées même lorsqu'elles sont sincères, –
tragédiante comédiante – tempêtes de Méditerranée, dix pieds
d'écume sur une eau très calme. Le Midi superstitieux et idolâtre,
oubliant volontiers les dieux dans l'agitation de sa vie de
Salamandre au bûcher, mais retrouvant ses prières d'enfance dès que
menace la maladie ou le malheur. (Napoléon à genoux, priant, au
soleil couché, sur le pont du
Northumberland
, entendant la
messe deux fois par semaine dans la salle à manger de
Sainte-Hélène.) Enfin, et par-dessus tout, la grande
caractéristique de la race, l'imagination, que nul homme d'action
n'eut aussi vaste, aussi frénétique que lui, (Égypte, Russie, rêve
de la conquête des Indes.) Tel est le Napoléon que je voudrais
raconter dans les principaux actes de sa vie publique et le menu
détail de sa vie intime, en lui donnant pour comparse, pour Bompard
imitant et exagérant ses gestes, ses panaches, un autre méridional,
Murat, de Cahors, le pauvre et vaillant Murat qui se
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