Spartacus
demeure de Crassus, tu es esclave, dis-tu. Et si tu n’étais qu’un serpent, un chien, une hyène de Crassus, chargée de lui rapporter un morceau de notre chair ?
Elle se redresse, marche vers l’homme et se penche, lui agrippe les épaules, le secoue.
— Je t’écorcherai vif si tu mens, dit-elle. Sache que Dionysos m’éclaire, que je sais ce que tu penses, ce que tu ressens. Or tu as peur, tu essaies de ne pas trembler, mais tu regrettes déjà d’être venu jusqu’ici. Pourquoi ? Parce que je vais t’arracher ton masque, tes mensonges, comme on arrache une peau !
D’un geste violent, l’homme écarte les bras d’Apollonia.
— Je suis Pythias, athénien, architecte, esclave du préteur Lucinius Crassus, et je suis venu ici pour vous avertir que le Sénat lui a conféré les pouvoirs de proconsul afin qu’il lève des légions ; il s’est entouré de tout ce que Rome compte de jeunes ambitieux qui veulent se hisser sur vos cadavres : son légat, Gaius Fuscus Salinator, le tribun militaire Caius Julius Caesar, tant d’autres que Crassus peut acheter si ça lui chante, parce qu’il est l’homme le plus riche de Rome.
— Tu parles d’un chacal, l’interrompt Spartacus, mais quels hommes ne sont pas des rapaces ?
Pythias secoue la tête.
— Tu ne connais pas Licinius Crassus. Il se repaît des entrailles des charognes. Il se nourrit de mort. Avide, rien ne le rassasie. Il est prêt à tous les crimes pour se goinfrer de nouvelles richesses. Sais-tu quel est mon rôle ? Reconstruire les maisons auxquelles il a fait mettre le feu et dont il rachète les ruines ou l’emplacement. Il y a parfois plusieurs dizaines de Romains qui grillent dans ces incendies, et les autres sont chassés de leurs logis par les flammes. Moi, j’attends avec mes maçons, et alors que les cendres sont encore brûlantes, que les corps n’ont pas encore été tous retirés des décombres, nous commençons à rebâtir. Licinius Crassus nous harcèle, nous menace, nous frappe. Il sent la mort. Sa fortune est faite du sang et des cadavres de ceux qu’il a dénoncés pendant la guerre civile. Il a servi Sylla, il a livré au dictateur des centaines de citoyens pour s’emparer de leurs biens. C’est un chacal, un charognard. Celui qui a croisé son regard ne peut l’oublier. Ses yeux s’enfoncent en vous comme des pointes de javelot. Mais c’est surtout sa gueule de carnassier qui effraie. Oui, j’ai peur de Licinius Crassus. Il n’a pas de lèvres. Deux plis profonds creusent ses joues. Il aime châtier et se délecte des tortures qu’il inflige. Il a fait couper les mains d’esclaves qui avaient, dans les ruines d’une maison incendiée par ses soins, trouvé quelques pièces, des flacons de parfum, et qui les avaient conservés. Il les a fait marquer sur la joue au fer rouge et les a vendus au laniste de Capoue afin qu’il les offre à ses fauves en ouverture à l’un de ses munus.
Pythias s’interrompt, laisse tomber la tête sur sa poitrine comme s’il était accablé par ce qu’il venait de rapporter ou bien regrettait d’avoir parlé, peut-être même de s’être enfui.
— Il a fait serment de vous tuer, toi, Spartacus, et tous ceux qui te suivent, reprend-il. Tu as saccagé ses terres et plusieurs de ses domaines. Tu as touché à sa fortune et à ses profits. Il devient féroce quand on lui résiste ou qu’on porte atteinte à ce qui lui appartient. Et puis il veut se servir de cette guerre contre toi pour conquérir encore plus de pouvoir à Rome. La fortune ne lui suffit plus, il veut la gloire, les honneurs suprêmes. Il est jaloux de Pompée auquel les sénateurs ont décerné le titre d’imperator pour ses victoires en Espagne. Il aspire à être son égal.
— Il ne nous a pas encore vaincus ! s’exclame Spartacus en se levant.
— Licinius Crassus n’a jamais connu d’échec, poursuit Pythias. Obstiné, acharné, il ne craint rien ni personne. Je l’ai vu entrer dans une maison en feu pour en chasser les derniers occupants qui s’obstinaient à combattre l’incendie.
— Lorsque j’étais soldat, intervient Curius, en Espagne, en Afrique, on vantait le courage de Crassus.
— S’il doit nous vaincre, dit Spartacus, pourquoi es-tu venu, Pythias ? Si jamais il te prend…
— … il fera de ma peau des lanières et me livrera aux murènes ou aux chiens en veillant à ce que je sois encore un morceau de chair vivante capable de souffrir.
Spartacus
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