Spartacus
d’esclaves, reprend Curius.
Il crache avec violence en même temps qu’il ouvre les dix doigts en signe d’impuissance.
— Cent mille bêtes, peut-être plus. Mais combien d’hommes capables de combattre en ligne, de résister à l’assaut d’une centurie, combien de colonnes qu’on puisse lancer sus à l’ennemi comme un javelot ?
Il hausse les épaules.
— Je te l’ai déjà dit, Spartacus, Posidionos et même Jaïr le Juif, tous te l’ont répété : si tu ne frappes pas ces chiens errants qui ne se soucient que de vin, de viande et de butin, alors nous ne pourrons jamais nous battre vraiment contre une armée comme une armée.
Il empoigne le bras de Spartacus.
— Nomius Castricus, le centurion, a compris cela, il l’a répété aux sénateurs, aux consuls, aux légats. Alors les villes résistent. Pas une qui ait ouvert ses portes et se soit rendue depuis que nous sommes entrés en Cisalpine. Pas un soldat des deux légions du proconsul Cassius Longinus qui nous ait rejoints. Nous sommes le désordre, et on ne vainc que par et dans l’ordre !
Il oblige Spartacus à s’arrêter, se campe en face de lui.
— Frappe ces chiens que leur liberté a rendus fous ! Les hommes n’obéissent que si la peur de ceux qui les commandent leur tord le ventre.
Spartacus se dégage et se remet à marcher, tête baissée.
— Tu veux que ces hommes libres redeviennent des esclaves ? Ils m’ont rejoint et tu veux que ce soit moi qui les traite comme les traitaient leurs maîtres ?
— Si tu veux vaincre, il le faut. Mais ta main hésite, Spartacus. Tu n’as pas voulu tuer Castricus. Il t’a déjà poignardé. Chaque mot qu’il a prononcé t’a affaibli.
— Les dieux ont voulu qu’il survive, murmure Spartacus. Mais es-tu sûr qu’on l’ait écouté ? Il ne pouvait parler que de la défaite et de l’humiliation des consuls et de leurs légions, des soldats qui se sont agenouillés, que nous avons traités comme des esclaves, d’infâmes gladiateurs.
Spartacus pointe le doigt vers Curius.
— Peut-être même l’ont-ils égorgé pour qu’il se taise.
— Mais nous, dit Curius après un long silence, nous sommes là à errer en Cisalpine. Plus de fruits dans les vergers, plus de blé dans les champs. Le bétail est rentré dans les étables, le blé est dans les greniers protégés par les murailles des villes. Comment veux-tu les conquérir avec cette meute de chiens ivres que tu refuses de contraindre à l’obéissance ?
— Ils sont libres, dit Spartacus.
— Tu veux qu’ils meurent ? Le sang d’un esclave est aussi rouge que celui d’un citoyen romain.
Curius crache à nouveau.
— Nous ne passerons pas les cols des Alpes, et, si nous restons en Cisalpine, des milliers mourront de faim, et les autres de la lame des Romains.
Spartacus s’est arrêté, croise les bras.
— Rome est fille des dieux. Qui pourrait la vaincre, aujourd’hui ?
Il ferme les yeux comme pour mieux se souvenir.
— Les citoyens de Rome savent mourir, poursuit-il. Pour un tribun qui se dérobe, combien préfèrent la mort à la défaite et à l’humiliation ? Tu as vu le préteur Varinius ? Et ce soldat qui avait survécu à tous les combats ? L’un et l’autre ont choisi de se tuer plutôt que de s’affronter.
— Des hommes libres, mais des hommes d’ordre ! rétorque Curius.
Spartacus reprend sa marche. Il se retourne souvent pour regarder cette foule qui le suit et dont parfois, quand le vent effiloche le brouillard, il peut mesurer l’immensité.
— Ils sont là, Curius, dit-il. Ils ont eu la force, le courage de s’enfuir. Ne leur demande pas ce qu’ils ne peuvent encore faire. Ils commencent seulement à vivre libres. Si les dieux et si les hommes à venir se souviennent d’eux, alors ils auront vaincu Rome, même si elle les massacre ; et leurs fils apprendront à combattre.
— Nous serons morts, grogne Curius.
— Et vivants ! proteste Spartacus.
44
Le nom de Spartacus retentit dans cette salle aux fenêtres étroites, voisine de l’amphithéâtre du Sénat de Rome.
Les colonnes et les statues des dieux y écrasent de leurs ombres les magistrats dont les toges, dans la semi-obscurité, paraissent grises.
Ces sénateurs, ces préteurs, ces légats sont assis sur des sièges au haut dossier de cuir qui entourent une scène au centre de laquelle deux hommes se tiennent debout.
L’un, corpulent, est le proconsul de Cisalpine,
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